Rémi Digonnet, Mylène Pardoen, Érika Wicky (dir.)
- Rémi Digonnet, Mylène Pardoen, Érika Wicky (dir.)
- Introduction
- Les transmissions du savoir olfactif
- L’acuité sensorielle décuplée ou l’expérience de la synesthésie dans le cinéma de Kawase Naomi
- Textile tactile. Ce que l’expérience corporelle peut apporter à l’histoire de la mode
- Quelle rhétorique pour la transmission d’un savoir olfactif ?
- Cas de figures et sauts sensibles dans les ateliers philo : Nietzsche et les figures de Chladni
- Être en résonance avec une œuvre. Considérations théoriques pour une approche sensible de l’art
- La formation à l’analyse sensorielle : une pédagogie de l’olfaction
- Potentialités de la réalité virtuelle pour la restitution immersive de l’expérience sensible
- Atelier de captation au musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne : Comment capter et faire entendre le patrimoine industriel
- Notice des auteurs
Introduction
« Allons ! je vais te dire comment le jet des odeurs touche les narines. Il doit exister maintes choses d’où les effluves déroulent leurs flots divers. Certes le flux est partout lancé et répandu, mais telle odeur convient mieux à tel animal selon la forme des atomes. » L’ingéniosité de la transmission sensible imaginée par Lucrèce (De la nature) n’a de cesse d’être augmentée au gré de recherches renouvelées quant à la perception du monde sensible : Nobel de médecine 2004 sur la perception des odeurs, Nobel de médecine 2021 sur la perception de la température et du toucher. Cependant, s’ils sont placés au cœur de nombreuses recherches scientifiques, les savoirs sensoriels, souvent tacites, restent marginaux dans le domaine des sciences humaines.
La transmission des données sensibles représente une première articulation entre l’humain et son environnement, relation primaire et immédiate entre un corps émetteur et un corps récepteur. La transmission de l’expérience sensiblequant à elle relève d’une autre approche, secondaire car médiate. Cette médiation dont le but est de donner accès au sensible peut consister en l’archivage, la collection voire l’orchestration de données sensibles (musées, enregistrements musicaux, orgue à parfums, etc.). Elle peut également recourir à des dispositifs plus élaborés et distanciés en usant de procédés représentatifs tels que la métaphore, la métonymie ou encore l’hypotypose pour donner corps à la sensation. Le texte tout comme l’image apparaissent de fait comme d’excellents médiateurs de l’expérience sensible, sauf à trahir inévitablement l’essence même de l’expérience vécue et son caractère individuel. La transmission de l’expérience sensible serait-elle vouée à l’échec en raison d’un travestissement médiat ? Les descripteurs textuels ou visuels seraient-ils nécessairement biaisés pour décrire la complexité d’une sensation ? La transmission d’une connaissance sensibledéveloppe une troisième articulation entre le connaisseur et le profane. Nul doute que la vulgarisation comme la didactisation des savoirs sensibles mettent en place une rhétorique particulière pour donner forme et compréhension à ces savoirs qui s’incarnent parfois en techniques.
La transmission graduée des savoirs sensibles ne doit cependant pas occulter la transmission des savoirs par le sensible. Une transmission incarnée, car sensorielle, permet une meilleure connaissance du monde, ou à défaut une nouvelle façon d’appréhender une géographie ou une histoire donnée. Les sens deviennent alors des outils pour « toucher du doigt » l’histoire ou « observer de près » des géographies lointaines. La reconstitution sensorielle est une première étape vers une compréhension nouvelle d’un savoir distant, dans le temps comme dans l’espace. Textes, images ou enregistrements sonores apparaissent comme les fondations d’une reconstruction sensible rendue possible par la technologie. Pourtant, ces reconstitutions ne permettent pas pour autant de nous extraire de nos sensibilités propres, historiquement et culturellement déterminées, car les sensorialités ne jouent pas seulement un rôle dans l’acquisition des savoirs, elles constituent également un savoir acquis. L’interaction sensorielle permet aujourd’hui une immersion sensible avancée (Exposition L’Odyssée sensorielle au Muséum d’Histoire naturelle, 2021-2022) qui prend souvent place dans les musées et dépasse souvent la description pour mieux cerner les enjeux d’un événement particulier. C’est en dépassant la reproduction sensible au profit d’une mise en réseaux interactive que les savoirs sont à la fois facilités et décuplés. La création sensorielle, ultime étape, vise à s’emparer de la matière sensible pour augmenter les savoirs. L’appropriation du monde sensible à vocation créative équivaut à un développement certain des savoirs.
Outre la transmission primaire, et première, des données sensibles, c’est la transmission secondaire, car médiate, des expériences sensibles qui réunit ces premières contributions qui interrogent la transmission d’une connaissance sensible dans des domaines aussi variés que le cinéma, la mode ou encore la parfumerie :
Jean-Noël Jaubert interroge « Les transmissions du savoir olfactif ». À partir du constat selon lequel l’olfaction aurait souffert d’un manque de considération, contrairement aux autres sens élaborés, et d’une absence de structure éducative, faute d’un langage commun, il souligne la nécessité d’un code de base et des règles d’emploi qu’il a nommé Champs des Odeurs. En service depuis quarante ans, cet outil a pu montrer sa pertinence et son efficacité en facilitant et orchestrant la transmission de la racine des savoirs olfactifs, à savoir l’odorité.
Sandy Blin interroge « L’acuité sensorielle décuplée ou l’expérience de la synesthésie dans le cinéma de Naomi Kawase ». Grâce au recours régulier à la vision de près qui permet de mieux « toucher du regard », la réalisatrice questionne le rapport aux sens au-delà des simples correspondances tant les différents percepts générés par son approche synesthésique sont révélateurs d’une croyance animiste centrée sur l’attention soutenue aux êtres et aux choses.
Élise Urbain Ruano propose une réflexion sur les savoirs acquis par le toucher dans le domaine textile : « Textile tactile. Ce que l’expérience corporelle peut apporter à l’histoire de la mode ». Elle interroge la manière dont ces savoirs sont acquis et comment ils peuvent être utiles à l’historien de la mode en complément de ses sources usuelles, écrit et image, et comment ces savoirs peuvent être transmis dans le contexte des musées, en s’appuyant sur des exemples de médiation.
Rémi Digonnet explore les stratégies discursives mises à disposition du parfumeur pour rendre compte de ses savoirs multiples et de ses modes de transmission variés dont l’aphorisme fait figure de proue. À travers la question suivante : « Quelle rhétorique pour la transmission d’un savoir olfactif ? », il souhaite rendre compte de l’orchestration fine d’une rhétorique particulière chère au parfumeur autour de la triade hypotypose, analogie et métaphore.
Les contributions qui suivent se concentrent sur la médiation de l’objet sensible autant que sur l’approche sensible d’une médiation, qu’il s’agisse d’ateliers philo, de médiation muséale ou encore de formation à l’analyse sensorielle :
Jérôme Flas s’intéresse aux « Cas de figures et sauts sensibles dans des ateliers philo : Nietzsche et les figures de Chladni ». L’articulation d’un volet théorique, consacré à la philosophie de la sensation chez Nietzsche et plus particulièrement aux rapports métaphoriques qu’elle engendre, adossé à un volet pédagogique, nourri par l’expérience des figures de Chladni, un dispositif expérimental inventé par un des fondateurs de l’acoustique, lors d’ateliers philo, permet de mieux comprendre un apprentissage de et par la sensation.
Muriel Damien explique ce que recouvre « Être en résonance avec une œuvre. Considérations théoriques pour une approche sensible de l’art ». Dans une perspective sensible de la médiation muséale, elle envisage la résonance comme une relation à l’œuvre où le corps actif et engagé du visiteur doit favoriser le contact, le temps et la présence, voire l’empathie afin de faire émerger une expérience nouvelle de l’œuvre d’art.
Dans un entretien mené par Érika Wicky, Maryline Jaubert défend « La formation à l’analyse sensorielle : une pédagogie de l’olfaction ». Formatrice en olfaction, Maryline Jaubert y développe sa méthode pédagogique centrée sur l’odorité : outre l’apprentissage des référents qui consiste en l’association entre signifiant et signifié, c’est davantage la notion de proximité relative qui permet d’organiser la mémoire olfactive de façon spatiale et de positionner l’odorité de toute nouvelle substance dans le référentiel mémorisé.
Les dernières contributions offrent un panorama des avancées technologiques existantes pour la reconstitution d’un univers sensible dans une perspective à la fois interactive et créative. La restitution immersive d’une expérience sensible permet dès lors de s’emparer de la matière sensible pour augmenter les savoirs :
En dressant un panorama des techniques existantes pour la capture et la restitution sensible en réalité virtuelle, Charles Javerliat, Pierre Raimbaud, Sophie Villenave, Pierre-Philippe Elst, Eliott Zimmermann, Martin Guesney, Mylène Pardoen, Patrick Baert et Guillaume Lavoué attestent des « Potentialités de la réalité virtuelle pour la restitution immersive de l’expérience sensible ». Cette recherche présente un état de l’art des techniques existantes, à la fois pour la capture et la restitution multisensorielle immersive. Elle fournit également un exemple d’application concrète de ces technologies dans le cadre du projet Promess.
À travers un « Atelier de captation au musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne », Mylène Pardoen interroge plus largement « Comment capter et faire entendre le patrimoine industriel ». Au cours d’une séance en trois temps, à savoir le repérage, le montage du réseau et l’écoute, elle questionne tout autant la matière sonore que la médiation sensible.
Les transmissions du savoir olfactif
Jean-Noël Jaubert
Ancien chercheur au CNRS
Résumé
Les équipements sensoriels sont indispensables à la vie des êtres, des plus simples à l’homme. Avec l’adjonction d’un cerveau développé, ils deviennent des sens élaborés impératifs à la connaissance. C’est à ce dernier niveau que nous positionnons l’olfaction qui permet d’accumuler des savoirs chez chacun. Mais nos ancêtres n’ont pas su considérer l’olfaction comme d’autres sens élaborés et mettre en place dès la plus tendre enfance un réel système éducatif, faute d’un langage commun. Ceci a longtemps rendu difficile la transmission des savoirs. L’homme, sociable, se doit cependant de transmettre les messages résultant de ses expériences et ne dispose, généralement à cet effet, que de l’empirisme appuyé sur l’expression de métaphores dont le partage relève, le plus souvent, du hasard. Le bagage olfactif de chacun est riche, touchant à de multiples disciplines. Nous avons pensé qu’il était indispensable de lui adjoindre un outil de communication similaire à ceux mis en place dans les autres sens : un code de base et des règles d’emploi que nous avons nommé « Champ des Odeurs ». En service depuis quarante ans, utilisé pour des centaines d’études dans tous les domaines impliquant l’odorat, après avoir formé plusieurs milliers de personnes sur quatre continents, il a pu montrer sa pertinence et son efficacité en facilitant et orchestrant la transmission de la racine des savoirs olfactifs : l’odorité.
Abstract
Sensory equipment is essential to the life of all beings, from the simplest to man. With the addition of a developed brain, they become elaborate senses imperative to knowledge. It is at this last level that we place olfaction, which enables us to accumulate knowledge. But our ancestors failed to consider olfaction in the same way as other elaborate senses, and to set up a real educational system from early childhood onwards, in the absence of a common language. For a long time, this made it difficult to pass on knowledge. However, the sociable human being has a duty to pass on the messages resulting from his or her experiences, and for this purpose generally has only empiricism at his or her disposal, supported by the expression of metaphors whose sharing is, more often than not, a matter of chance. Everyone’s olfactory baggage is rich, touching on multiple disciplines. We thought it essential to add to it a communication tool similar to those used in the other senses: a basic code and rules of use that we have named the “Field of Smells”. In use for forty years, used for hundreds of studies in all fields involving the sense of smell, and having trained several thousand people on four continents, it has demonstrated its relevance and effectiveness in facilitating and orchestrating the transmission of the root of olfactory knowledge: odor.
Introduction
Les organismes vivants ont constamment besoin de connaître leur environnement et l’état de leur être, cette fonction est dévolue à des systèmes de capteurs plus ou moins sophistiqués. Leur importance reste essentielle dans notre vie comme le souligne Emmanuel Kant (1724-1804) dans Critique de la raison pure : « Les sens sans la raison sont vides, mais la raison sans les sens est aveugle » (1787). Deux siècles plus tard, les neurophysiologistes lui donnent raison et vont encore plus loin en expliquant que, sans les sollicitations de nos différents équipements sensoriels, le cerveau et, en parallèle, la connaissance ne peuvent se développer.
Si, pour les êtres vivants les plus simples (monocellulaires ou pluricellulaires), mobiles ou non, les capteurs fournissent bien des réponses (par sémiochimie (ou autres signaux), tropisme ou tactisme), pour les êtres plus évolués et pourvus d’un système nerveux, les réponses aux sollicitations provoquées par des stimulus très variés (chimique, ondes électromagnétiques ou sonores, phénomènes mécanique ou thermique, champ gravitationnel ou magnétique, etc.) vont créer un influx nerveux (IN) qui pourra intervenir dans le comportement du sujet. Nous pouvons encore trouver deux niveaux dans l’activité des IN : soit, en sens primitif, il se contente de circuler dans un simple réseau câblé et de donner des réponses automatiques immédiates (type réflexes innés, comme cela est le cas avec les phéromones, par exemple), soit, en sens élaboré, il déclenche, en plus, l’activation de fonctions cérébrales pour aboutir à une cognition. Ils sont indispensables pour acquérir la connaissance qui sera transmise. Aristote avait déjà fait cette observation : « Ainsi donc ces connaissances des principes ne sont pas en nous toutes déterminées ; elles ne viennent pas non plus d’autres connaissances plus notoires qu’elles ; elles viennent uniquement de la sensation » (Aristote, 1962 : livre II, chapitre XIX, §6), reprise de longue date par d’autres : « ainsi les sensations […] deviennent-elles la cause de la partie la plus importante de l’existence de ces êtres : c’est par elles qu’ils vivent, qu’ils acquièrent des connaissances et que, par suite, ils se mettent à même, le plus souvent, d’avoir des idées et des volontés » (Cloquet, 1821 : 2).
La chémoréception, parmi les plus archaïques modes de communication, est très largement répandue dans les espèces vivantes. Elle est présente parmi tous les capteurs humains qui s’intéressent aux substances odorantes, sapides ou irritantes, à des composés présents dans le sang ou les viscères, ou provoquant certaines douleurs, cela avec différents niveaux de sophistication. Dans cet article, pour éviter les trop nombreuses confusions, nous réservons l’appellation d’olfaction à la forme la plus élaborée dont le mode de perception est des plus récents dans l’évolution des espèces possédant au minimum un cortex piriforme correspondant à l’aire de Brodmann n°27 (Wikipedia, 2006a) (Jastrow, 1984)[1]. C’est, aussi, à ce niveau qu’Aristote (384-322 av JC) positionne ses « cinq sens ». Pour l’humain, l’olfaction est donc une chémoréception de composés véhiculés par la respiration qui produit un IN apte à solliciter son cerveau (Lledo, 2017)et sa mémoire. Les odeurs constituent un sujet d’intérêt et d’échanges plus important qu’on ne veut bien le laisser paraître (Lenclud, 2008).
1. Élaboration du savoir olfactif
Pour les êtres munis d’un cerveau capable de penser et mémoriser, l’approvisionnement en connaissances est essentiellement apporté par les sens. Dans ce cadre, ces sens auxquels nous ajoutons la qualification « élaborés » sont bien distincts des sens primaires. Parmi ces derniers, la simple chémoréception en milieu aérien conduit à des réponses ou des comportements automatiques, observables par le biais de mécanismes réflexes innés à réponses immédiates. C’est le cas par exemple des insectes (Rengarajan et Hallem, 2016) soumis à des phéromones ou d’autres molécules pas nécessairement odorantes. L’olfaction, débutant aussi par une chémoréception, demande en plus une interprétation grâce à un cerveau complexe et nécessite des mécanismes mnésiques (Macpherson et Dorsch, 2018), aboutissant à une création mentale conditionnant une adaptation du comportement. Ce n’est que ce dernier aspect qui sera pris en considération dans cet article en excluant les agrégats qui sont faits trop rapidement sous la désignation « olfaction ». C’est ainsi que le cerveau s’abreuve de diverses informations dont l’accumulation et le traitement vont non seulement constituer un savoir dont nous allons tenter de présenter le contenu mais encore avoir un rôle majeur dans sa propre construction par les mécanismes de l’altricialité[2] (Candau, 2018).
1.1. Bref rappel de physiologie ou comment est acquis le savoir
Les modalités d’acquisition de ce savoir nous permettront d’en mieux comprendre les particularités de son contenu. L’impossibilité de trouver un support matériel à la stimulation olfactive jusqu’à ces deux derniers siècles, a laissé la place aux investigations des religions, de l’ésotérisme ou de l’occultisme plutôt qu’à des sciences plus rationnelles même si Aristote y recherche une certaine matérialité[3]. La recherche a eu du mal à se confronter à la complexité des phénomènes. Néanmoins, nous pouvons résumer les grands traits de la connaissance sur ce sujet (Fig. 1).
Nous considérons deux volets dans le déroulement du processus de l’olfaction :
– un volet externe au sujet concernant les molécules odorantes : une source (représentée ici par la rose) émet, selon les conditions et les circonstances, des mélanges de molécules dont certaines sont potentiellement odorantes (MPO). Sous l’effet des mouvements respiratoires, une partie de ce mélange est inhalé par le nez d’une personne (olfaction orthonasale dite directe : circuit d’air en rouge) et circule à la surface du mucus nasal (aqueux). Selon l’affinité des molécules et l’action spécifique de protéines de transfert (OBP) (Nagnan-Le Meillour, 1998) une fraction des MPO passe dans le mucus ou des enzymes présentes peuvent en altérer certaines. Au gré de l’ondoiement des cils olfactifs dans le mucus[4], quelques-unes entrent en contact avec les protéines heptahélicoïdales réceptrices ; une fraction de seconde suffisante pour déclencher une réponse sensorielle si toutefois un nombre suffisant a été atteint. Le circuit bleu (olfaction rétronasale) conduit les MPO au même point mais lors de l’expiration qui entraîne les substances odorantes émises par des aliments ou des boissons présents dans la bouche.
– un volet interne au sujet ne concernant que des IN : dès son activation, le neurone récepteur opère la transduction créant l’IN qui rejoint le bulbe olfactif. À un instant donné, l’ensemble des IN provenant des neurorécepteurs activés atteignent le bulbe olfactif qui élabore un code (que nous pensons être bien représenté par un QR code) traduisant la sollicitation (Sicard, 2002), (Wikipedia, 2019). Ce code définit le caractère de l’information par la nature des neurones activés et son intensité en fonction de leur niveau d’activation. Il ouvre l’entrée de la « boite noire » du cerveau et active de manière divergente, directement ou indirectement, ses différentes zones[5], elles-mêmes souvent stimulées par d’autres entrées. Selon des règles encore inconnues mais mêlant probablement des aspects physiologiques à des aspects psychologiques, le cerveau est amené à sélectionner parmi une multitude de sollicitations se présentant en même temps ou légèrement décalées par des voies différentes, les informations qu’il prendra en considération. Les zones sollicitées interfèrent les unes avec les autres et évoluent selon les évènements (plasticité cérébrale) (Chouard, 2011)[6] . Notre prise de conscience de la situation va résulter d’une convergence de certains points parmi ce fourmillement (hodotopie) cérébral (Duffau, 2011) et opérer un criblage, selon nos critères du moment, pour disposer d’une information accessible, la cognition. Nous sommes passés d’un monde matériel à celui des créations de l’esprit.
En outre, il ne faut pas oublier que ces informations ne sont pas statiques. Les informations se succèdent dans un court laps de temps tout au long d’un mouvement respiratoire (2 secondes) car des séquences différentes d’un mélange y parviennent. Il est admis qu’avec une bonne attention nous sommes capables de prendre conscience, sur une série, de 4 à 6 codes. Inspirations et expirations se succèdent, livrant à chaque fois leur train de codes.
Ce bref résumé nous permet de relever quelques spécificités de l’olfaction :
D’une part, avec le même odorant, la stimulation qui n’est déjà pas stable dans le temps, est non seulement multiple (séquentielle) mais, en plus, n’est pas la même pour tous. La stimulation olfactive a peu de chance d’être une constante, sauf dans le cas particulier où nous aurions une molécule isolée d’une réelle pureté odorante. La composition du mélange qui s’échappe de sa matrice est parfaitement muable et demande des précautions bien particulières pour pouvoir procurer le même stimulus à plusieurs personnes ou à plusieurs reprises. Avez-vous remarqué que la seconde fraise que l’on mange est bien différente de la première ? Et quand bien même aurions-nous la capacité de présenter exactement le même mélange à deux sujets, il y a peu de chance qu’ils aient des mucus (OBP et enzymes) identiques pour proposer la même stimulation à leurs terminaisons nerveuses. Enfin, les mélanges odorants souvent complexes envoient un nombre élevé de signaux ; notre sens ne peut pas tous les prendre en charge et une sélection est faite par chaque sujet, guidé par ses présuppositions ou influencé par des signes extérieurs.
D’autre part, il est impossible de trouver des sujets standards. En effet, depuis 1991 (Buck et Axel, 1991), nous savons que les capteurs olfactifs (protéines heptahélicoïdales) sont configurés par 1000 gènes (en fait, seulement 347 sont actifs) agissant en combinatoire (Holley, 1999) et naturellement propres à chaque sujet. Nous savons aussi qu’il en est de même pour la répartition des neurorécepteurs sur la tâche jaune et leurs projections glomérulaires (Sicard, 1998). La distribution des sensibilités aux différentes molécules odorantes s’étale sur une grande échelle dans une population[7]. La probabilité de trouver deux sujets identiques est donc moins qu’infinitésimale et l’encodage du signal reste personnel. L’étude des distributions d’anosmies physiologiques est aussi révélatrice de cette disparité. En l’heureuse absence d’un calibrage rigoureux et systématique d’une population, le contenu du cerveau reste différent d’une personne à l’autre même si lepartage d’épisodes de vie, d’éducation, de civilisation, permet toutefois de laisser quelques convergences partageables par certains groupes. Il reste aussi souvent des failles importantes chez chacun que nous nommons des « anosmies culturelles » correspondant à l’ignorance systématique d’informations que l’on n’a pas appris à connaître, comme cela a été dit par Henri Bergson (1859-1941) dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932) à propos de la vue : « L’œil ne voit que ce que l’esprit est prêt à comprendre ». Nous verrons que tout ceci participe largement au contenu de la perception olfactive et constitue une bonne part du savoir olfactif d’un individu (Candau, 2000).
Muabilité du signal et individualisation du traitement devraient rendre bien compliquée la communication dans le monde des odeurs, mais cela ne diffère, peut-être, pas tellement des autres informations que nous avons à traiter.
1.2. La perception olfactive
C’est uniquement à ce niveau perceptif que nous réservons le mot « odeur » sachant que le monde de l’odorat pourra s’enrichir de connaissances sur les odorants et les odorités (Jaubert, 2011). Les perceptions sont la base de nos saisies du monde extérieur, de nos échanges avec autrui et de notre accès à la connaissance qui vont, avec l’aide de la mémoire, construire les savoirs de la personne.
1.2.1. Particularités de la perception olfactive
Il faut insister sur la personnalisation extrême de ces savoirs dans le cas de l’olfaction.
1.2.1.1. La constitution de la personne
Le génome et l’épigénome personnels définissent les capacités personnelles du sujet à percevoir les stimulus du fait qu’ils dessinent les protéines qui interviennent dans les mécanismes de l’olfaction, OBP et surtout protéines réceptrices. Cela procure à chacun un sous-ensemble de molécules accessibles parmi les molécules potentiellement odorantes (MPO) existantes, qui sera le seul à pouvoir participer au savoir olfactif. Il faut s’imaginer avoir à discuter de couleurs avec un daltonien, or nous sommes tous plus ou moins daltoniens dans l’espace olfactif. Chacun a sa propre carte de sensibilité aux odorants, or les odorants sont des mélanges complexes de molécules, celles qui activent les uns ne sont pas les mêmes que celles qui activent les autres. Généralement nous ne pourrons pas parler de la même chose.
1.2.1.2. Problème de langage
Faute d’un langage commun, assis sur un code de base appris par tous, il est difficile de pallier le problème ci-dessus comme cela se fait pour les autres sens élaborés. Rien ne prouve que le message circulant dans le cerveau pour une couleur bleu, soit le même pour tous, mais si tous ont systématiquement couplé l’objet bleu avec la restitution « bleu », peu importe les intermédiaires, les interlocuteurs pourront échanger très valablement. Pour s’exprimer, il ne reste aux personnes qu’à faire appel à leur mémoire associative pour y piocher les évocations de faits, de circonstances, de personnes ou d’émotions qu’ils ont raccrochés au souvenir de leur perception olfactive. C’est ce que montre l’expérience suivante : une mouillette imprégnée d’une dilution d’essence absolue de fleur d’osmanthus fragrans (Wikipedia, 2006b) est distribuée à un groupe de quinze sujets qui doivent, individuellement, par écrit, expliquer ce qu’ils ressentent avec l’objectif de pouvoir l’expliquer à quelqu’un qui n’aurait pas eu la mouillette. Le tableau 1 donne l’ensemble des évocations (trop souvent dénommées, à tort, descripteurs dans la littérature et utilisés comme tels) déclenchées dans notre groupe.
La grande diversification des réponses est due à des facteurs physico-chimiques et biochimiques, à des facteurs physiologiques mais aussi psychologiques et au vécu des personnes. Seule l’influence de ce dernier facteur peut être amoindrie quand les sujets ont pu partager une part de leur vécu (famille, habitudes locales, éducation, culture) et qu’ils ont appris ensemble à reconnaître un certain nombre de sources (le goût d’un aliment, l’after-shave d’un père, les rejets d’une usine, etc.). Certes, nous ne trouvons pas toujours des cas aussi caricaturaux que dans l’exemple ci-dessus, même si, en plus, nous avons pu nous rendre compte que bien des convergences sont illusoires quand on veut préciser la nature exacte de la perception. Dans le cas présent, on voit que la distance entre une fleur et l’entretien des chaussures, un cèdre ou des écuries, laisse opter pour un dialogue de sourds dans le domaine de l’olfaction. À noter aussi que cette odorité répulsive pour les uns, n’est pas désagréable pour les autres ! Rien d’étonnant, bien d’autres ont fait le même constat par le passé. Ainsi Jean Giono (1895-1970) mentionne le fouillis de qualificatifs que peut engendrer la survenue d’un produit odorant comme une raie géante pour l’équipage de l’Indien :
« l’odeur sucrée et dégoûtante » (Giono, 1946 : 883) puis « la sensation était purement imaginaire. On avait plutôt l’image des choses, que l’odeur même de ces choses. […] Il est vrai, au fond de la douceur et du miel de l’odeur, il y avait une sensation qui faisait penser aux charognes et à la pourriture. […] À force de douceur de plus en plus épaisse et sucrée on finissait bien par penser en effet à ces ruisseaux de sanies qui débordent des égouts d’abattoir, ou à ces fumets d’équarrissage ; mais l’odeur véritable restait une odeur de narcisse, de jonquille, et de jasmin. […] c’était une odeur inquiétante » (Giono, 1946 : 886).
1.2.1.3. Acceptation du décalage dans le temps et dans l’espace
« Aucun être vivant non-homme ne peut transmettre une information en référence à un évènement totalement absent. Ce qui stimule la communication (de l’animal) doit être proche dans le temps et dans l’espace » (Cyrulnik, 1995 : 114). Une fois que la plurisensorialité a appris la relation entre une odorité et une source, l’une des forces de l’olfaction est de permettre au cerveau de fonctionner avec l’appui seulement de la mémoire, pour reconnaître des sources éloignées invisibles ou qui ne sont plus là. Ce savoir offre l’avantage d’adapter le comportement avant la rencontre de la source. La mémoire joue donc un rôle essentiel. Nous devrions plutôt parler des mémoires : à court terme et à long terme en ses formes sémantique ou épisodique (Meunier, 2022). Ainsi, elles permettent à l’olfaction d’admettre, du moins en apparence, le décalage dans l’espace (la source identifiable n’étant pas nécessairement captée par d’autres sens comme la vue ou le toucher), mais aussi de supporter le décalage dans le temps : la source accessible peut ne plus être là depuis longtemps. Bien entendu, la découverte des molécules odorantes a montré que ce décalage était illusoire mais exigeait néanmoins, comme seconde information, une donnée mémorisée. Pour un sens élaboré qui ne peut se contenter de simples câblages neuronaux automatiques préétablis, la prise de connaissance et l’acquisition d’un savoir ne peuvent que s’appuyer sur le stockage intermédiaire de la mémoire acceptant de surseoir à l’exploitation des données ou en en gardant la possibilité de se rappeler des informations susceptibles d’être parvenues il y a plus ou moins longtemps. Il aura fallu, à l’homme, inventer le cinéma et l’enregistrement pour doter la vue et l’ouïe de ce même privilège. Cela a permis aux espèces dotées de tels équipements d’anticiper leurs réactions à la survenue d’un danger ou de pister aisément des proies. La mémoire garde également les ressources des modalités de restitution.
1.2.2. Contenu d’une perception
Une perception rassemble des données de différents horizons dans lesquelles la cognition retiendra celles qu’elle utilisera pour une restitution (Andler, 2018). Le sens, après avoir été sollicité, nous laisse piocher des informations dans différentes zones du cerveau, la plurisensorialité[8] jouant un rôle indispensable dans toutes nos acquisitions permettant la construction de réseaux de synapses qui sont activés par la sollicitation de l’une des entrées existantes. Pour la communication, indispensable à la transmission du savoir, c’est par ce cheminement qu’un sujet peut trouver le mot lié à la désinence de sa perception pour tenir un discours à son interlocuteur. Ces désignations sont assez peu relatives à la qualité odorante proprement dite mais concernent en général les souvenirs, les objets associés, parfois les sources qui ont déjà déclenché cette sensation par le passé. La figure 2 schématise ces mécanismes.
Le code créé au niveau du bulbe olfactif participe, bien sûr, à la restitution mais il y est accompagné par de très nombreuses et prégnantes informations venant du sujet ou des circonstances (moment, situation, autrui, etc.) que l’éducation ou les acquis lui permettent de nommer plus facilement que l’odorité, proprement dite, généralement ignorée dans l’apprentissage. On peut donner comme image que le stockage des informations se fait par la création de connexions entre des boucles de synapses[9]. Ces boucles sont dans un premier temps et faute d’autre système éducatif, imposées par la concomitance d’une information survenant en même temps que la sensation olfactive. Ce lien se consolide si l’information associée est très marquante ou si les associations se répètent comme nous le faisons pour apprendre un texte par cœur. L’un appelle l’autre et se combine avec d’autres entrées en un réseau complexe. Nous pourrions schématiser ce mécanisme par la figure 3.
La place des variables personnelles et circonstancielles dans l’expression des perceptions olfactives est si présente dans le mode de restitution des sujets que les échanges entre personnes relèvent de la gageure. Pourtant cela a longtemps constitué le seul moyen d’accès à la perception. C’est pourquoi, nous trouvons de nombreux travaux recherchant des invariants liant les expressions données par les sujets et l’odorant présenté. Les chercheurs retiennent généralement l’association la plus fréquemment citée (Dravnieks, 1985 : 146). D’autres équipes proposent des organisations de l’espace odorant (Villière et al., 2022) ou des matières premières (Espinasse et Baud, 2019) parfois sur de simples approches linguistiques. Tous ces résultats, assez utiles mais d’une portée extrêmement limitée, restent toujours trop discutables, tant du fait de la malléabilité du contenu du mot employé, fait d’évocations ou de données botaniques des descripteurs d’odorité, que du flou du caractère odorant de l’objet (Iatropoulos et al., 2018) et du lien indéfectible entre l’association indiquée et le vécu du sujet, ainsi, d’ailleurs, que des circonstances dans lesquelles a eu lieu la perception. Pour illustrer ce propos, nous pouvons rapprocher ces démarches de celle du test de Hermann Rorschach (Wikipedia, 2018b) qui propose dix images à ses sujets et leur demande de les décrire : chaque image a activé son imaginaire et rappelle des souvenirs. Cet imaginaire et les souvenirs ont naturellement été nourris de son vécu et c’est cette histoire qui intéresse le psychologue pour connaître son patient. Une réelle description précise de la tache pourrait se faire en faisant appel à une « grille de dessin[10] » par exemple, mais cela n’est pas l’objet de l’analyse. Ainsi, sans outil, confronté à une odorité, les personnes restent dans un certain mutisme pour décrire effectivement le caractère odorant, faisant écho à la dénomination de l’odorat perçu comme « sens sans parole » (Howes, 1986) dont l’expression de sa perception olfactive ne relève naturellement que du registre de l’imaginaire et des souvenirs. C’est exactement ce qu’exprime Charles Baudelaire (1821-1867) dans Parfum exotique, poème extrait du recueil Les fleurs du mal (1861) : « Je respire l’odeur de ton sein chaleureux. Je vois se dérouler des rivages heureux ».
Pour ce qui relève de la « grille de dessin », nous verrons plus loin comment nous pourrons nous inspirer de cette démarche dans le monde de l’odorat afin de pouvoir analyser la perception et y retrouver ses multiples composantes. C’est ce que nous pratiquons avec d’autres sens élaborés, avec l’éducation nécessaire, ce qui facilite grandement les échanges.
1.2.3. Partager les perceptions olfactives
Transmettre un savoir au-delà de la présence directe des signaux est une opération délicate qui demande des capacités intellectuelles importantes et un moyen de communication sophistiqué.
1.2.3.1. Les neurones et le savoir
Bien entendu, les sens élaborés qui sont aptes à développer des savoirs, ne peuvent se passer d’un cerveau pensant. Nous proposons d’imaginer dans notre cerveau un vaste réseau de boucles joignant les informations par doublets (Fig. 4). Il se construit peu à peu tout au cours de la vie depuis le sixième mois du fœtus. Les entrées proviennent des milliers de rencontres que nous pouvons faire d’odorants mais aussi de toute autre source. La concomitance, ne conditionnant pas nécessairement une relation de cause à effet entre les différentes entrées, occupe une place importante dans l’établissement de ces boucles. Certaines sont plus solides (répétitions, faits marquants), d’autres éphémères. Par la suite, chaque nouvelle entrée va automatiquement activer le correspondant de l’un des doublets et, ainsi, de proche en proche, selon un itinéraire communément insaisissable, à la manière du shitori[11], circuler dans le cerveau, notre cognition prélevant, çà et là, une information pour éventuellement la restituer.
Par moments, ces errements peuvent recevoir le guidage d’une présupposition personnelle ou apportée par la phrase d’un voisin ou la vue d’un objet sans que cela soit toujours judicieux. Ainsi, dans Matière et mémoire (1896), Henri Bergson montre pour la lecture l’interface perception-mémoire comme il en sera pour l’olfaction :
La lecture courante est un véritable travail de divination, notre esprit cueillant çà et là quelques traits caractéristiques et comblant tout l’intervalle par des souvenirs-images qui, projetés sur le papier, se substituent aux caractères réellement imprimés et nous en donnent l’illusion. […] notre mémoire dirige sur la perception reçue les anciennes images qui y ressemblent (Bergson, 2012).
Ainsi nous nous souvenons de ce groupe qui avait trouvé très moyen un nouveau yaourt à la menthe lors de la dégustation d’un yaourt aromatisé fraise mais coloré d’un beau vert ! Cela pourrait expliquer pourquoi il y a peu de chance de trouver des convergences exactes dans les restitutions que feront deux personnes différentes. On peut dire que Guy de Maupassant (1850-1893) voyait juste dans Pierre et Jean (1888) :
Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race (Maupassant, 1888).
Heureusement quelques personnes formées ont pu canaliser quelque peu le circuit utilisé pour concentrer l’attention sur un secteur privilégié, par exemple un catalogue de matières premières que le jeune parfumeur aura apprises. Cependant nous restons loin de la qualité de la communication qui a été mise en place pour les couleurs, par exemple.
1.2.3.2. Que partager ?
Chacune des informations présente dans le cerveau peut être partagée dès lors qu’elle a été prise en charge dans la cognition. La perception, avec l’appui de la mémoire en intermédiaire, est la base du savoir sensoriel. Dans tous les cas elle ne peut pas être considérée comme le fruit d’un seul sens isolé mais comme un produit composé de la plurisensorialité qui permettra la connaissance (Noppeney, 2021). Les modes d’expression que nous utilisons sont des comportements, des mimiques, des gestes, des cris ou une expression verbale qui nous intéresse plus particulièrement ici puisque le langage occupe maintenant une grande place dans nos échanges (Dortier, 2004). La verbalisation de nos perceptions olfactives appelle quelques observations. Sous l’effet d’une stimulation odorante, et à la suite de l’activation des réseaux de neurones, la cognition privilégie l’information associée qui permet au sujet de s’exprimer par des mots. Ces mots, il les a appris accolés à une sensation, en fonction de l’interlocuteur qui lui a transmis l’information. L’expression verbale utilisée par les locuteurs correspond donc à sa nature et à son vécu, différents de ceux de son auditeur, celui-ci ne pouvant donc pas imaginer réellement ce qu’a senti le locuteur. Nous avons vu avec l’expérience des mouillettes d’absolu d’osmanthus la diversité des réponses qui concernent plusieurs domaines :
Les souvenirs associés
C’est la restitution la plus couramment utilisée et qui a fait le régal de tant d’écrivains. Ces souvenirs peuvent être des lieux, des personnes, des évènements, des objets ou tout à la fois. Ils parviennent à la personne par tous les sens activés, qu’ils soient tournés vers l’extérieur ou concernent son corps. La personne peut ainsi replonger dans son vécu, partager cette forme de savoir de manière plus ou moins efficace selon que son interlocuteur a pu partager ce vécu ou non. Les éléments alors associés à la perception sont souvent exprimés sous forme de métaphores qui sont vécues comme des savoirs par les deux interlocuteurs. Les souvenirs peuvent aussi alimenter des transpositions à d’autres domaines comme le sucré de la vanilline. Ces souvenirs prennent une dimension supplémentaire quand ils peuvent être partagés avec quelqu’un d’autre. Ils ont alors bien plus de présence et de consistance. Ils deviennent rassurants et ne sont plus des signes isolés dans une mémoire grâce à l’écho des autres.
Les émotions et la valence hédonique
Des odorants peuvent engendrer toutes sortes d’émotions : le ravissement, voire l’extase, des coumarines du foin, le dégoût, voire la colère, de l’hydrogène sulfuré d’une station d’épuration, la vigilance du THT[12] du gaz ou la peur des benzopyrènes d’un incendie. Il faut situer à ce niveau-ci la valence hédonique attribuée par la personne, qui est souvent l’un des savoirs exprimés le plus rapidement. À la fois culturel et personnel, ce savoir de bonnes et de mauvaises odeurs fait partie des connaissances premières transmises par les parents qui sélectionnent, par exemple, les aliments qu’ils donneront à leurs enfants, forgeant ainsi leurs goûts à leur image et en les inscrivant souvent dans des modes.
L’identification de l’odorant
Lors de ses rencontres d’odorants, la personne a pu mémoriser le doublet dénomination/perception s’il en a eu l’information. On reconnaîtra par exemple l’estragon dans une sauce. Ce doublet peut être associé à d’autres informations qui faciliteront son rappel mais qui peuvent aussi introduire des erreurs. Ce savoir qui a une objectivité sans doute un peu limitée par la perception, permet d’instruire les autres. Cette identification peut être plus poussée vers des connaissances chimiques (une note aldéhydée) ou technologiques et la personne peut aussi faire part de la puissance du signal reçu. En revanche, il manque le pendant de la description objective visuelle d’un objet (couleur, forme, aspect des surfaces, matériaux, etc.). Faute d’un outil, nous verrons plus loin quel palliatif nous proposons.
Dans nos sociétés humaines, le partage se fait essentiellement au moyen de locutions verbales. Chaque locuteur applique son vocabulaire à son ressenti, chaque auditeur met dans chaque entendu le ressenti que lui-même désigne par ce mot. La difficulté de compréhension viendra du fait que pour l’olfaction aucun code de base reliant une odorité à une désinence n’a été appris en commun alors que l’on obtient toujours un patchwork (Fig. 5).
Dans la vie courante, la transmission du savoir olfactif passe généralement par ce système de communication « naturelle » qui substitue essentiellement la perception de l’odorité inexprimable par l’analogie que le sujet lui associe : une métaphore (Digonnet, 2016). Elle fait indiscutablement passer des messages intéressants sur le plan humain mais force est de constater que la description du caractère odorant, proprement dit, reste bien lointaine. Pourrions-nous nous contenter de ce type d’échange dans le domaine des couleurs sans jamais pouvoir nommer la teinte (les rouge, vert, jaune, bleu appris dans l’enfance) ?
Si nous ne pouvons qu’observer que la majorité des savoirs à transmettre relevait de la personne elle-même et reste donc plutôt subjective, et servie souvent par des métaphores, il est tout de même possible de trouver une part d’objectivité dans ces savoirs que nous compléterons par la suite.
2. Les différentes composantes des savoirs
Comme pour les autres sens, les connaissances que l’on peut exploiter pour l’odorat relèvent de quatre domaines : l’équipement sensoriel, la connaissance du stimulus, son activité et ses effets sur la personne. Malheureusement la polysémie appliquée au mot « odeur » mélange ces différentes composantes et la confusion qui en est généralement faite complique très sérieusement la communication. Aussi est-il sage de bien séparer les principales acceptions correspondant à des savoirs totalement distincts (Jaubert, 2011).
2.1. Les trois composantes rationnelles
2.1.1. Le système sensoriel
Les scientifiques ont su, surtout ces soixante-dix dernières années, développer des connaissances importantes sur l’olfaction par différentes voies. Ces voies concernent tous les domaines de la connaissance et peuvent être abordées simultanément par des disciplines nombreuses et variées qu’elles concernent les sciences exactes, les sciences naturelles ou les sciences humaines et sociales (Bryon-Portier, 2010). Si le partage des savoirs olfactifs avait été longtemps mis sous le boisseau, c’est sûrement par le manque d’outil de communication, la confusion sur les concepts, la méconnaissance d’un sens complexe et probablement, comme cela est souvent souligné, par le dédain de l’animalité accordé à ce sens au XIXe siècle (Le Guérer, 2002). Avec le développement des connaissances, notamment en neurophysiologie et en chimie, l’anatomie, la physiologie, la neurophysiologie, la psychologie cognitive ont permis de comprendre le fonctionnement de ce sens lui accordant alors une autre image. Dans notre souci d’appréhender tout ce qui nous entoure, en même temps d’ailleurs que d’être à l’écoute de notre propre corps, nos multiples équipements sensoriels fournissent les voies de transmission de ces données, qu’elles proviennent de sources ponctuelles ou de savoirs plus complexes. Avec le développement des connaissances, notamment en neurophysiologie et en chimie, l’olfaction reprend peu à peu sa place dans tous les modes d’expression humains et s’y voit même de plus en plus auréolée de valeurs artistiques (Jaquet, 2010).
Toutes ces connaissances sont maintenant disponibles et transmissibles par les moyens éducatifs classiques de notre société. On peut leur garder un regard global et n’en retenir que les points saillants, comme nous l’avons fait en première partie, ou suivre les publications scientifiques. Leur accès et le langage correspondant est à adapter au niveau culturel de chacun mais garde toujours un aspect objectif partageable entre tous. Des enseignants spécialistes dans chaque discipline peuvent contribuer à la formation de professionnels aussi bien pour la recherche que pour le développement de préparations odorantes (parfumeurs, aromaticiens, cuisiniers, etc.) ou l’analyse des odorités (analyse olfactive de produits ou d’espaces).
2.1.2. Les stimuli
Ils proviennent de substances allant de la molécule isolée à un produit complexe comme un aliment ou un parfum en passant par les émanations volatiles odorantes qui se dégagent d’une fleur ou d’une unité de compostage. Toutes ces substances ont en commun d’être odorantes ; nous leurs réservons l’appellation d’« odorants ». Elles sont connues par leur dénomination, leurs modes d’obtention ou de préparation, leurs compositions. Les savoirs de physico-chimie les concernant relèvent, ici, des sciences et technologies mais pas du sensible.
Les odorants sont utilisés en eux-mêmes comme outils de communication car il est possible de les partager directement avec autrui. Tendre à quelqu’un une fleur parfumée l’invite naturellement à épouser notre perception ou encore déposer à la base du cou son parfum préféré c’est aussi le faire partager aux autres. Les parfumeurs qui créent une composition, l’artiste qui odorise une exposition, le cuisinier qui prépare un plat relèvent tous de cette démarche. En dehors du geste, la personne n’a pas à exprimer oralement son savoir, elle l’offre matériellement. Elle n’intervient pas dans la perception de l’autre mais communique tout de même par les odorants. Il va de soi que cet outil n’assure en rien ce qu’il peut y avoir de commun dans les perceptions des deux interlocuteurs, même si chacun s’imagine le plus souvent que l’autre a le même « regard ».
Les savoirs sur les odorants se sont développés au fur et à mesure des moyens technologiques, des outils d’analyses et des connaissances chimiques, autant de domaines qui échappent encore au monde du sensible. De nombreux ouvrages et la littérature scientifique apportent tous les savoirs disponibles, là encore avec une communication bien codée que les personnes ayant acquis un niveau de culture peuvent aisément recevoir. Ces savoirs sont aussi enseignés aux futurs professionnels et composent une part du lourd bagage que doit accumuler un futur parfumeur ou aromaticien : les végétaux concernés, les procédés d’extraction des matières premières aromatiques, les compositions chimiques et les moyens de les analyser et de les utiliser ainsi que tout le volet des produits de synthèse, constituent une masse importante de savoirs concernant plusieurs centaines de produits à accumuler dans sa mémoire en quelques années. C’est la base matérielle qui permettra par la suite les transmissions de savoir olfactif dans le monde professionnel. Effectuées au début à petite échelle (un maître s’entourait de quelques élèves qu’il aidait à apprendre le métier tant en l’observant qu’en écoutant ses enseignements), ces formations ont suivi le développement de l’industrie ou l’on commençait comme « rouleur de fûts », puis, en s’imprégnant peu à peu des ambiances et des savoirs, on pouvait quinze ans plus tard signer sa première composition parfumante. Maintenant il y a des écoles. D’abord situées dans des entreprises (Carles, 1961), elles en sont, en partie, sorties pour offrir un caractère plus large aux étudiants[13].
À noter que les molécules odorantes peuvent aussi avoir un effet somatique sur des sujets. Si leurs caractères physico-chimiques particuliers (CPCP), mal identifiés, provoquent, par simple contact, en une fraction de seconde, une activation des récepteurs olfactifs, elles peuvent aussi entrer en contact avec des muqueuses ou pénétrer l’organisme à travers elles et provoquer les réactions de quelques organes par l’action de certains de leurs caractères physico-chimiques généraux (CPCG). Soit par réflexes conditionnés dans le premier cas, soit par action directe dans le second, des molécules peuvent engendrer des troubles (maux de tête, irritation, nausée, etc.) qui seront mémorisés et généralement reliés au caractère odorant par les personnes sujettes à ces effets. C’est une autre forme de savoir que ces personnes pourront dispenser et conditionner, par exemple, les goûts de leur enfant.
2.1.3. La propriété organoleptique
Le point d’orgue de la connaissance du monde de l’odorat nous semble être la connaissance du caractère odorant des substances utilisées ou intrusives dans notre bol d’air. Si, pour la majorité des sens, cette propriété est rendue objective par l’éducation (apprentissage des couleurs, des formes et des phonèmes par exemple), cet aspect objectif fait malheureusement défaut à l’olfaction.
La propriété organoleptique[14] de la substance odorante relève de caractéristiques des molécules ou des produits qui leur permettent d’activer des récepteurs olfactifs. Pour cette désinence, nous rejoignons le Professeur Jacques Le Magnen (1916-2002) qui a ressuscité, en 1961, l’ancien terme « odorité » du XVIe siècle. Ces savoirs, combinant la physico-chimie et la neurophysiologie, sont encore mal connus alors que dans d’autres espaces sensoriels nous pouvons nous appuyer sur des variables auxiliaires (comme la fréquence vibratoire pour un son). Nous ne connaissons pas clairement la combinatoire des caractères physico-chimiques particuliers (CPCP) de chaque molécule définissant une odeur spécifique[15]. L’odorité est identifiée après une démarche d’analyse sensorielle d’une perception particulièrement plus ou moins encadrée, faute de mieux. Son identification, la plus objective possible, devrait composer le cœur du savoir sur les odorants. L’odorité constitue une interface indispensable entre le volet rationnel et le volet sensible de l’odorat. Elle se révèle essentielle tant pour utiliser la connaissance des odorants que pour comprendre le ressenti des personnes.
Nous verrons plus loin que l’expression de la perception de ce caractère odorant a rendu très longtemps délicate son exploitation pour les raisons que nous avons présentées plus haut, laissant une place prépondérante à la subjectivité pour un caractère qui devrait être propre à l’objet. Nous sommes pourtant tous capables de trouver un bleu mais, s’agissant d’un caractère odorant, ce sont toujours des évocations d’associations exprimées par des métaphores qui se présentent. C’est encore le mode de description de l’odorité, pioché dans la masse d’information des perceptions, qui est le plus couramment employé dans les formations.
Pourtant nombre de personnes se sont intéressées à ces mots et, souhaitant qu’ils traduisent au mieux l’odorité, ont cherché à les ordonner, pensant créer une certaine rationalité dans la communication. C’est généralement sur la base de la plus grande fréquence d’association par un groupe, que sont construites ces organisations sur des critères variables empruntés à des domaines divers allant de la botanique, la technologie, la chimie, à l’historique des préparations odorantes et la sociologie selon les inspirations de l’opérateur[16]. Cependant, toute organisation facilitant la mémorisation, et faute de mieux, c’est bien cette approche qui sera utilisée par les enseignants pour former les professionnels en y ajoutant le critère de la nature de la composition dans laquelle l’odorant aura un rôle. C’est ainsi que l’on a vu apparaître d’innombrables roues[17] ou des soleils rayonnant[18] ou bien d’autres formes.
De plus, comme il est acquis que les récepteurs olfactifs répondent à des caractères physico-chimiques des molécules (CPCP), il était naturellement tentant d’identifier ceux qui pouvaient conditionner directement l’odorité. Celle-ci serait alors unique pour une molécule donnée et la même pour tout le monde. Faute de mieux, c’est pourtant avec ce corpus d’associations que de nombreux chercheurs ont tenté d’associer un invariant chimique. De nombreuses études de la relation structure/évocation ont été faites mais il est difficile, en les mettant bout à bout, d’en tirer une conclusion tout à fait utilisable d’autant que chacun a choisi ses caractères physico-chimiques et peu ont envisagé la vaste combinatoire pour laquelle il faudrait se contenter d’une approche probabiliste.
Considérée avec ce regard, l’odorité n’appartient plus tout à fait au monde rationnel comme le serait un cube ou une sphère s’ils étaient « décrits » par une maison ou un jeu.
2.2. L’effet sur la personne : les savoirs sensibles
Ce sont, par définition, tous les savoirs qui sont entrés dans notre cerveau par les organes des sens élaborés dont, bien entendu, l’odorat généralement associé à d’autres par la plurisensorialité. La prise de conscience de ces savoirs prélève ses informations dans les multiples composantes des perceptions. La perception est une composante majeure des savoirs sensibles concernés par l’odorat et la source principale de nos communications. Nous avons l’habitude de limiter l’usage du mot « odeur » à cette acception.
2.2.1. Abreuvement de ces savoirs pour tous
Comme nous l’avons vu au début de cet article, la perception conjugue des informations de divers horizons, grâce aux différents sens élaborés, soit en même temps, soit dans des épisodes précédents par le biais de la mémoire. L’olfaction participe à ce système en recevant des stimuli chimiques de différentes origines, accompagnés d’autres données pour construire les perceptions olfactives. Il est important de connaître les contributeurs de ce savoir.
2.2.1.1. Le quotidien
La constitution de mammifère aérien qui nous échoit nous interdit de stopper notre respiration et implique donc de recevoir, toutes les deux secondes, les molécules odorantes qui se trouvent dans la bolée d’air aspirée puis rejetée. Si la personne n’est pas seule, la présence de l’autre pourra intervenir dans sa prise d’information. Tout ceci se réalisant naturellement dans la vie quotidienne, alimente la perception olfactive du sujet.
Le hasard est certainement l’un de nos importants pourvoyeurs en connaissances olfactives mais de manière parfaitement individuelle et pas toujours communicable. Cette entrée instantanée d’informations peut être fugace et disparaître ou mémorisée si elle se rattache à une autre information, elle-même sensorielle, piochée dans nos différentes mémoires (sémantique, souvenirs, émotions, etc.) ou encore soulignée par un interlocuteur. La simultanéité joue un grand rôle dans ce lien qui favorise des liens synaptiques (plasticité synaptique) dans le réseau de neurones. Ces rencontres « naturelles » qui se produisent tout au long de notre vie, construisent chez nous une forme de savoir que nous désignons généralement par une association plus concrète, sous forme de métaphore, que nous avons donnée à l’empreinte olfactive formée. En même temps, l’humain, espèce sociale, éprouve régulièrement le besoin d’échanger avec ses congénères. Il a besoin de partager ce qu’il ressent pour comprendre et se rassurer ou pour enrichir l’autre de ses propres expériences. Il vit en constants échanges bidirectionnels avec son environnement (Crowford, 2020). Toutes les expériences sensorielles et donc olfactives fournissent au sujet une forme de savoir qu’il peut partager à sa manière ou selon des protocoles qu’il aura appris. Une perception olfactive plaisante ou repoussante vient à notre esprit et nous ne pouvons pas résister à en faire part à notre voisin, voir s’il a lui-même ressenti quelque chose et si nous sommes d’accord sur la définition que nous en donnons. Cela peut se produire tout au long de la journée en fonction des évènements et avec l’interlocuteur du moment. Cela est utile à celui qui reçoit l’information, lui permet d’éveiller son attention et d’approfondir sa connaissance du stimulus. Comme pour la suite des apprentissages, ces liaisons sont d’autant plus solides qu’elles vont se répéter ou qu’un fait marquant leur donne une grande importance dès la première fois : dans les deux cas des liaisons synaptiques se réitèrent (Schaal, 1997).
2.2.1.2. L’entourage
Le premier souci du milieu familial est de protéger le nouveau venu en assurant sa survie et notamment en lui faisant distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais dans les sujets premiers que sont l’alimentation et l’hygiène. Cela explique que la valence hédonique viendra, en priorité, à l’esprit de l’adulte pour parler odeur, qu’elle soit inconsciente ou volontaire. Si un certain conditionnement olfactif est déjà donné, in utero, par l’alimentation de la mère (Schaal, 2011), les comportements, les attitudes ou les mimiques des personnes (et même les animaux familiers) envoient des informations à l’enfant qui aura naturellement tendance à mimer son entourage. C’est ce que l’on nomme l’imprégnation (Pourtois et Desmet, 2012). Il fait siennes toutes ces informations non verbalisées, quitte à leur trouver plus tard un autre mode d’expression à côté de la répétition de la forme acquise des parents. Nous pouvons ajouter à ce niveau l’apport du cadre de vie : la maison et le jardin, la ville (Laudati, 2013) qui transmettent des informations propres avec celles induites par l’activité humaine, comme le souligne Charles Baudelaire dans Les Essais (1864) :
On dit que chaque ville, chaque pays a son odeur. Paris, dit-on, sent ou sentait le chou aigre. Le Cap sent le mouton. Il y a des îles tropicales qui sentent la rose, le musc ou l’huile de coco. La Russie sent le cuir. Lyon sent le charbon. L’Orient, en général, sent le musc et la charogne. Bruxelles sent le savon noir (Baudelaire, 1864).
À la suite d’Henri Bergson qui souligne dans La pensée et le mouvant (1923) que « l’enfant est chercheur et inventeur, toujours à l’affût de la nouveauté », l’enfant grandissant, le cercle de famille fera appel, de plus en plus, à un vocabulaire pour sa communication de connaissances de l’espace odorant. À ce stade commence une première démarche éducative. Une mère va porter une orange (sollicitant la vue) sous le nez (sollicitant l’odorat) de l’enfant en lui nommant ce fruit (sollicitant l’ouïe et la mémoire sémantique). Elle y ajoute, par un « hummm », un contenu hédonique et de l’émotion en faisant partager sa satisfaction (Laudati, 2013). Toutes ces informations, et d’autres comme les circonstances, rentrent dans un réseau de neurones et sont interdépendantes, pouvant être rappelées par une entrée ou l’autre ultérieurement. Elles sont volontiers amalgamées par l’enfant qui construit malgré tout, peu à peu, son monde olfactif et sa manière de l’exprimer (Engen et Engen, 1997).
2.2.1.3. L’école et le cercle des relations
En dehors de quelques ébauches de formation, de temps à autre en classe maternelle (Duchesne et Jaubert, 1989) et des efforts plus rares à l’école primaire (Matias et Ledoux, 2018), notre système éducatif a omis le sens olfactif dans ses programmes pédagogiques (Bouasse, 2021). En général, les enseignants n’ont guère la possibilité d’apporter davantage que les familles qui n’ont pas effectué l’éducation de base présente pour les autres sens. Mais l’école reste un lieu d’échanges et les perceptions olfactives peuvent y participer : qui ne se souvient pas de l’odorité de la colle blanche ou de l’encre violette (pour notre génération) ou des roudoudous vendus à la pièce à l’épicerie du coin ?
La vie sociale prend le relais, à commencer par les camarades de classe, et les échanges vont se multiplier et se diversifier mais il reste tout à fait exceptionnel de croiser un interlocuteur qui ait reçu une formation beaucoup plus poussée que la nôtre. Chacun ne pourra transmettre que des odorants au travers d’aliments ou des parfums qu’il porte (Tonelli, 2011), voire des communications orales de ce qu’il a appris, c’est à dire des données généralement très personnelles, en ne pouvant utiliser qu’un vocabulaire relevant bien plus de métaphores que de descripteurs réels.
2.2.2. La formation professionnelle
Plus les connaissances sur l’odorat se sont développées, plus la société a fait une place aux odeurs, plus de professions s’y sont intéressées. On peut maintenant trouver de nombreux professionnels qui diffusent différentes formes de savoirs. Nous distinguerons deux types d’activités qui sont malheureusement souvent confondues dans la communication : celles qui portent leur intérêt aux odorants et à l’odorité et leurs éventuelles actions sur le soma et celles qui se préoccupent de leurs effets psychiques sur les humains, plus particulièrement concernées par l’objet de cet article.
2.2.2.1. Les professions qui s’intéressent au concret
Les perceptions olfactives servent aussi à des démarches très pragmatiques qui ont vu se développer des professions spécialisées ayant acquis un savoir propre dans l’utilisation d’odorités présentes. Elles ont surtout besoin d’un savoir pour bien les identifier et en connaître la cause ou l’impact. Une grande part des savoirs concerne le concret non sensible transmissible par des voies communes, auquel il faudrait ajouter un regard objectif sur l’odorité que nous verrons plus loin.
Pour une grande part, ce sont les CPCG des substances impliquées et leurs effets observables qui constituent la base du savoir pour leurs actions, même si les substances sont caractérisées par les perceptions olfactives qu’elles provoquent. On trouvera ainsi différentes formes de pharmacopées accessibles à ceux qui souhaitent se pencher sur le sujet. Pour une autre part, c’est l’utilisation de l’odorat pour obtenir des informations sur la personne ou le milieu. Nous situons dans ce registre la médecine. Si elle a longtemps attaché une certaine importance à la perception olfactive des humeurs des malades (Pinder, 1506), elle s’est tournée depuis plus de cent ans vers la voie analytique, même si le caractère odorant qui n’est guère enseigné, n’est pas totalement étranger aux investigations. Les pertes de l’olfaction à la suite de la pandémie Covid 19, ont réveillé l’intérêt de la médecine pour ce sens qui restait cantonnée à quelques cas d’anosmie. Une volonté de rééducation se manifeste à travers divers protocoles utilisant une communication traditionnelle (Gurden, 2019 ; Alexandre, 2023). Dans la foulée on trouve aussi maintenant des aromathérapeutes, des aromacologues qui utilisent aussi des substances odorantes, pour lesquelles certains revendiquent une action par voie purement sensorielle que des mécanismes réflexes conditionnés pourraient expliquer pour une part, le reste pouvant échapper au rationnel actuel.
Nous pouvons aussi trouver dans cette démarche, tous ceux qui se penchent sur la qualité de l’air. Dans l’environnement, la question des « mauvaises odeurs » revient régulièrement et constitue le second volume des plaintes de la population. Si les approches subjectives traditionnelles de « description », telles que nous les avons vues plus haut, prévalaient largement dans ce domaine jusqu’à ces dernières décennies, les sujets cherchant essentiellement à faire partager leur mal-être en tentant d’utiliser des associations pour tenter de partager leurs perceptions, des jurys plus rationnels sont formés pour reconnaître les odorités, apprécier les intensités et rechercher les sources.
Enfin une autre catégorie de professionnels s’est penchée sur le caractère odorant des produits, ce sont les membres de jurys d’analyse olfactive. L’analyse sensorielle a tenté de rationaliser toutes les approches pour pouvoir connaître le caractère odorant des produits ou de l’air. L’AFNOR présente à ce propos des normes pour apprécier la puissance odorante (AFNOR, 2022) d’un mélange ou un vocabulaire pour encadrer l’expression des associations (AFNOR, 1989) que pourront faire les sujets. Nous verrons que l’analyse olfactive permet d’écarter les données subjectives ou les « enquêtes d’opinion » à propos de tel ou tel produit.
On peut aussi ajouter à ce stade la part de la formation aux paramètres relatifs à la physiologie et aux technologies dispensées pour les futurs aromaticiens et parfumeurs, qu’il s’agisse des outils pour savoir mieux exploiter les ressources de notre sens où la connaissance de la matière odorante. Apercevoir, voir, regarder puis observer et décrire, constituent une progression dans l’utilisation du sens de la vue. Ce sens se développe peu à peu chez l’enfant au cours d’un apprentissage qui suit à peu près ce schéma. Pour l’olfaction, seul le verbe « sentir » est utilisé pour toutes ces équivalences mais une même graduation existe, les professionnels ayant dû apprendre les trois dernières étapes pour leur travail et les transmette à leurs élèves. « Regarder et observer » correspondrait assez bien à ce qu’il faut acquérir en premier : il faut passer à une opération intentionnelle qui demande un effort, une activité intellectuelle et une certaine durée. Mettre au service de notre perception olfactive le puissant outil de notre cerveau pour tirer le meilleur profit des capteurs sensoriels demande un peu de méthode. Aussi faut-il partager des savoirs de base essentiellement physiologiques pour développer les capacités de notre olfaction. L’accoutumance, l’habituation, l’éblouissement, la rémanence et le séquençage sont autant de phénomènes qu’il faut savoir observer de façon à pouvoir les utiliser aussi pour l’olfaction[19]. Améliorer la manière de se servir de notre olfaction est utile à tous les secteurs concernés de la cuisine et des arômes à la qualité de l’air ou des matériaux en passant par les parfums ou les vins, et pourrait ne pas être réservée aux professionnels. Ces pratiques pourront s’appuyer naturellement sur des données scientifiques de physiologie qui sont disponibles pour une éducation pertinente. De la même manière, des connaissances de base physico-chimiques sont à transmettre pour faciliter le passage du message sensible : la différence de volatilité des molécules permet de faire une sorte de distillation sur une mouillette dans le temps, de quelques secondes à plusieurs jours (facteur temps 3, fT3[20]). Ce tri facilite le travail du nez en diminuant le nombre des signaux sur chaque coupe et accroît largement le nombre de résultats dans l’investigation. Il servira en retour à la construction d’une nouvelle composition. Nous ne traiterons pas ici de tous les savoirs très techniques même s’ils interférent largement avec les aspects sensoriels notamment dans les interactions des odorants avec leurs matrices ou leurs supports. Cette part des connaissances, même si elle est lourde, reste la plus commode à transmettre car elle peut s’appuyer sur un langage scientifique et technique pour lequel tous les moyens éducatifs existent.
2.2.2.2. Ceux qui s’intéressent à la Psyché
Nous entrons ici dans le monde du sensible dans tous les sens du terme et nous pouvons y voir deux regards. D’une part, l’observation des sujets recevant des odorants est au centre de la recherche concernant l’olfaction. Tout ce que peut dire une personne lorsqu’elle reçoit une stimulation odorante apporte des éléments au neurophysiologiste, au psychologue et au sociologue. Le service marketing d’une entreprise fera une étude de marché pour connaître le ressenti d’une population pour l’un de ses produits et le service « qualité de l’air » de telle autre s’inquiétera de celui des riverains de son usine. Mais beaucoup d’approches se contentent de ces données plus faciles à recueillir comme réponse à des interrogations plus complexes comme la description de l’odorité et la mettent en relation avec d’autres données comme la nature de l’odorant. Pourtant, si ces informations sont utiles c’est bien pour connaître les sujets ou une population dans leurs relations avec les odorants. Le savoir qu’elles dégagent concerne plus le vécu ou la psychologie des sujets que l’odorant proprement dit. Cependant, une éducation particulière des sujets offre la possibilité d’exiger des réponses plus précises et d’atteindre des connaissances sur l’action des odorants. D’autre part, l’action sur le psychisme de la personne constitue le principal objectif des créateurs de parfumants. Un savoir important correspond à l’aptitude à connaître et reconnaître les produits odorants par le truchement de la perception de leurs odorités. Cette démarche occupe une grande place dans la formation de différents professionnels et ce savoir impressionne souvent les profanes. Si l’on regarde, par exemple, le cas de la parfumerie et de l’aromatique, l’apprentissage à la reconnaissance olfactive d’odorités désignées par leur source ou par leur destination, occupe une place importante dans la transmission du savoir. La profession utilise quelques milliers de matières premières, dont jusqu’à huit cents fréquemment. C’est pourquoi leur connaissance olfactive, leur procédé d’obtention et leur mémorisation demandent un peu d’organisation pour les apprendre. Ainsi les sachants s’appuient-ils sur une forme d’organisation qui peut être bâtie selon deux types de démarches : soit selon leur nature, leur origine et leur volatilité, soit selon les images qu’elles peuvent induire ou celles auxquelles elles sont destinées à contribuer (Jaubert, 2017). Chacun tient son carnet d’olfaction, parfois jalousement gardé, mais des auteurs ont réalisé de remarquables compilations, encore utilisées, comme Steffen Arctander (Arctander, 1960, 1969) ou Brian Lawrence (Lawrence, 1975). Les deux modes de classement sont d’ailleurs parfois utilisés simultanément (Carles, 1961) mais le choix des paramètres de regroupement peut varier d’une entreprise à l’autre. Ils sont nombreux et variés et d’autres professions proposent d’autres classifications comme les chimistes (Harper et al., 1968). Le savoir des maîtres contient tout un art de l’association des matières premières qu’ils peuvent transmettre à leurs élèves. Le mot « art » laisse une place à la conception de chaque pédagogue mais, selon les époques et des modes, des règles communes existent. On admet pour les parfums des règles de structuration (la pyramide avec tête, cœur, fond) et d’associations des odorants (accords) (Carles, 1961) et beaucoup n’hésitent pas à retrouver une inspiration dans des souvenirs (Maurin, 2006). Avec des approches plus intellectualisées nous devons évoquer des enseignements d’Edmond Roudnitska (Roudnitska, 1980). Ainsi, chacun transmet ses pratiques acquises et enrichies de son expérience propre et de l’art des associations et des équilibres d’odorités dont l’esthétique dépend aussi de la neurophysiologie, des modes, des mœurs et des civilisations (Trotier, 2015).
2.2.2.3. Comment communiquent-ils leurs savoirs ?
À ce stade, les savoirs devront pouvoir s’inscrire dans les perceptions, ils en seront aussi l’expression. Le monde de la parfumerie et des produits de beauté a pour objet de procurer un bien-être à ses clients. Sa communication qui accompagne les odorants doit leur paraître intimement liée. Son rôle est de faire naître le rêve, raviver des souvenirs agréables et donner des émotions positives ou signer des modes dans lesquelles la personne aura le souci de s’inscrire pour avoir le sentiment d’appartenir à la société. Dès le départ, la création est incluse dans un projet de communication qui guidera l’imaginaire du client. Nous trouvons toute une démarche artistique dans le travail des services marketingsurtout quand il concerne le monde odorant. Au départ le brief de parfumerie doit donner le profil du produit tant au parfumeur-créateur qu’à la société de communication et au packaging. C’est une histoire qui doit s’inscrire dans l’air du temps et dans l’esprit de la société en délivrant un message accrocheur ; cela doit véhiculer la transmission de tout un savoir complexe guidant la perception du parfum. L’imbrication de toutes ces informations est très grande au point que certains ont d’ailleurs pensé que les remarquables photos de Sarah Monn, un peu dans le style de David Hamilton très en vogue alors, avaient largement contribué à l’immense succès d’Anaïs Anaïs (Lancôme®, 1978), sans, pour autant, minimiser l’œuvre de l’équipe de créateurs[21]. De la même manière, le lien entre le brief et le parfum relève d’un processus intellectuel pas toujours très simple à partager. Je me souviens de cette demande de construire une composition parfumée qui ferait naître l’image suivante : « En Grèce, par une douce soirée de juin, sur une plage de l’île de Chios, éclairée par la lune, une jeune femme seule, en paréo, longs cheveux balancés par un légère brise, se promenant sur le sable baigné par la mer ». Cela risquait, en l’état, de ne pas être payé de retour par le commun des mortels. Le parfumeur pouvait penser à mettre un peu d’huile essentielle de lentisque pour faire honneur au renom de l’île et un peu de Calone® et d’hélional pour la mer, le publicitaire pouvait faire de belles photos, pour éclairer ce beau texte. L’ensemble du message, entrant par plusieurs sens, serait plus facilement transmis aux acheteurs dont l’imaginaire pouvait lui donner tout l’esthétisme souhaité. Ces pratiques doivent être transmises à nouveau pour qu’un argumentaire accompagne la commercialisation avec le souci de toucher plus particulièrement l’espace émotionnel, sentimental et onirique de l’interlocuteur, même si on peut y glisser quelques données sur la composition. L’intermédiaire de cette communication se compose des services marketing et de la publicité qui devront porter les images qu’il est convenu de véhiculer avec le parfum. Seule la considération synthétique psychologique de la perception est alors exploitée. L’inspiration, réelle ou reconstituée, du créateur est souvent le thème du message. Dans ce cas, le parfumeur peut faire une narration valorisante et pleine de lyrisme, émaillée d’informations sur le choix des matières premières (Ellena, 2017) en y ajoutant quelques touches plus philosophiques (Laurent, 2022) et dont on ne peut nier le plaisir de s’abreuver.
Dans le monde de l’alimentation, si les créateurs d’arômes s’inscrivent souvent dans la lignée des parfumeurs, leur tâche se complique par le fait que leurs clients ont presque toujours une certaine connaissance de l’odorité de l’aliment ou de la boisson nommés mais la communication du savoir qu’ils vont faire passer vise le même objectif : créer un sentiment de satisfaction chez l’acheteur. S’agissant du domaine des fumets liés aux métiers de bouche, allant des aromaticiens aux œnologues et passant par les cuisiniers sans omettre les écrits des multiples critiques, le passage des informations reste assez proche de celui des parfumeurs mêlant des éléments plus objectifs à des ressentis, des transpositions et associations avec une terminologie convenue et plus ou moins organisée (Pfister, 2013). Par exemple, pour le monde de l’œnologie (Tempere, 2010), nous avons trouvé les notes de dégustation d’un « Côte Rôtie » comme suit : « À l’œil : robe profonde de couleur rubis. Au nez : nez élégant et racé, fruits noirs, épices, notes fumées. En bouche : la bouche est à la fois pleine et soyeuse. Beaucoup de volume et grande longueur en bouche » (Sommellerie de France, 2023). Parfois, la poésie l’emporte mais il est également fréquent de trouver dans ces communications une place dédiée à la technologie. Le travail et l’apprentissage des aromaticiens sont très exactement calqués sur ceux des parfumeurs. Ils suivent d’ailleurs souvent la même formation. Ils utilisent les mêmes sources d’information avec une compilation de références plus particulièrement dédiées à ce secteur (Fenaroli, 1975). Des connaissances de technologie alimentaire et de réglementation les distinguent toutefois, auxquelles s’ajoutent la nécessité de ne pas dévier de l’image d’un aliment déjà reconnu comme tel par la population qui perpétue ce réflexe premier : se méfier de ce qui ne rentre pas dans les voies reconnues comme sûres.
Le monde des arts a, moins que d’autres domaines, négligé l’olfaction. Des connaissances olfactives ont émaillé tous les domaines de la vie (Gilbert, 2008) et les arts s’y sont aussi intéressés. Elles ont constitué des formes de savoir que, par vocation, l’artiste cherche à partager. Mais les approches du monde odorant, comme nous l’avons exposé par ailleurs, n’échappent pas à cette remarque de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) dans Esthétique (1832) : « Par l’œuvre d’art, l’homme qui en est l’auteur, cherche à exprimer la conscience qu’il a de lui-même », remarque qui s’applique encore mieux dans le monde de l’odorat où l’on a bien noté l’individualisation de la perception.
Dans le domaine des arts de l’écriture, nombreux sont les écrivains qui se sont essayés à parler d’odeur ou plus souvent de parfum. On ne peut manquer de citer Patrick Süskind et Jean-Baptiste Grenouille son parfumeur meurtrier (Süskind, 1986), Danièle Chevaillier et la place de l’odorat dans la vie de ses personnages (Chevaillier, 2008), J-K Huysmans qui parle si bien de l’excentrique Jean des Esseintes dans son rôle de parfumeur (Huysmans, 1884) ou, bien sûr, Marcel Proust (1871-1922), manifestement très attentif à ses perceptions olfactives, et sa petite madeleine, trempée dans le thé, (tant exploitée comme une ritournelle par de nombreux auteurs ensuite), avec la description des odeurs de la maison et des chambres de sa tante Léonie à Combray (Proust, 1913). Mais de nombreux autres auteurs ont tenté de transmettre leur perception des odorants (Jha, 2005). En fait, l’intérêt des écrits pour le monde des odeurs remonte à la plus haute antiquité où les écrits étaient plus emprunts de médecine et de religion (Faure, 1987). On les retrouvera dans la littérature, surtout après les croisades qui furent l’occasion de renouer avec les senteurs du Moyen-Orient, sous différentes formes et à divers épisodes (Le Guérer, 2005) avec peut-être une recrudescence au XIXe siècle en portant sur ces écrits un regard plus sociétal (Borloz, 2017) ou en faisant ressortir l’utilisation positive ou négative qu’en montrent les écrivains (Raynaud-Chazot, 2000). La poésie, friande des transpositions d’un sens à l’autre, a eu beaucoup de plaisir à utiliser le monde odorant qui ne lui posait plus de problème d’expression. Ainsi, l’appel à des analogies fait partie des pratiques courantes des poètes pour exprimer leur ressenti comme on le voit dans Correspondances de Charles Baudelaire extrait du recueil Les fleurs du mal (1857) :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Par ailleurs, les poètes trouvent souvent une relation amoureuse avec le parfum et pensent faire évoquer l’un par l’autre : Le parfum et Parfum exotique de Charles Baudelaire, Laurence endormie de Patrice de la Tour du Pin (1911-1975), La Sylphe de Paul Valery (1871-1945) ou bien, dans Namouna, Chants deuxième d’Alfred de Musset (1810-1857) :
Et si le souffle du zéphyr
M’enivre du parfum des fleurs.
Dans ses plus suaves odeurs
C’est ton souffle que je respire.
quitte à en abuser, juste pour la rime, tel Victor Hugo (1802-1885) dans Booz endormi avec des fleurs particulièrement inodores :
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Le théâtre est aussi utilisé comme moyen de transmission de connaissances et d’images olfactives par des animations qui ajoutent des éléments plurisensoriels pour étayer et habiller les messages (De Carné, 2015). Plusieurs sociétés, associées à des spectacles d’acteurs ou de marionnettes, et des ateliers essaient de partager des connaissances olfactives de manière ludique (Salesse, 2020) : Sigmacom, Parfum Nature en Cévennes, etc. Le créneau semble de plus en plus à la mode, mais, si les domaines visuel et sonore ont pu être substitués par internet, la muséologie dans le monde de l’olfaction ne peut s’affranchir du contact direct avec l’odorant : les différentes inventions comme l’OPhone[22] se contentent de déplacer la commande des émissions d’odorants. Dans tous les cas, les messages transmis restent très conventionnels en parlant par métaphores. Pour les poètes et les écrivains les perceptions olfactives permettent de véhiculer essentiellement les souvenirs, les émotions et les associations. Ils tentent ainsi de transmettre les savoirs qu’ils ont mis dans leurs perceptions. Le théâtre a tenté d’y mettre un peu de concret.
Dans le domaine des arts visuels, le message des « cinq sens » d’Aristote a largement inspiré les illustrateurs et peintres qui ont tenté de faire passer des perceptions olfactives au travers de tableaux comme celui issu de la collaboration de Peter Paul Rubens (1577-1640) et Jan Brueghel l’ancien (1568-1625) ou de gravures comme celle d’Abraham Bosse (1602-1676). Ils illustrent l’odorat en montrant un sujet humant une fleur dans un ensemble de fleurs ; cela avait déjà été le cas dans la tapisserie de la « Dame à la licorne » de la fin du XVe siècle. Ce sera aussi, plus tard, l’approche de Hans Makart (1840-1884) et d’autres peintres. La fleur est, le plus souvent, l’image idéale de la transmission d’odorants pour les artistes et la parfumerie lui emboîte volontiers le pas : la vision de la fleur devient en soi un parfum étant donné que le parfum est souvent présenté comme la sublimation de la fleur. S’agissant des plasticiens du monde moderne, c’est à Marcel Duchamp (1887-1968) que l’on attribue la première démarche de faire passer le message olfactif avec les arts plastiques, en représentant l’odeur dans sa grotte, par un brasero qui grillait du café[23]. Les artistes ont souvent voulu associer le mot sculpture à l’odeur (Azimi, 2022). Divers objets odorants (végétaux ou compositions puis diffuseurs) ont été ensuite introduits dans des expositions (Wikipedia, 2015) pour partager un certain savoir olfactif. Les couleurs sont aussi exploitées par les coloristes et, au-delà de simples phénomènes associatifs tels que nous les avons vus au début de cet article, la recherche d’une synesthésie entre les couleurs et les odeurs a passionné certains chercheurs (Nehme, 2017). Nous avons aussi été tentés par le jeu de la synesthésie quand nous avons voulu apporter un peu de vie au Champ des Odeurs et en faciliter l’apprentissage en cherchant à mettre des couleurs sur la représentation des molécules odorantes de référence (Jaubert, 1986). Nous pensions alors qu’en nous adressant à de très jeunes enfants, leurs réponses seraient moins bruitées par le conditionnement de l’apprentissage. Cependant, nous en avions tout de même conclu, après entretien avec chaque petit groupe de jeunes enfants, que l’essentiel des couleurs correspondait à celles que portaient les objets qu’ils associaient à leurs perceptions. Une anecdote amusante qui confirme ce point de vue : si un certain nombre d’enfants associaient le gris au trans-anéthol, un nombre plus restreint lui trouvait une teinte jaune ; après discussion, nous avons compris qu’il s’agissait alors du pastis pris à l’apéritif par les parents dont ces quelques enfants ont avoué avoir terminé le fond de verre en cachette ! Dans notre cas, en place de synesthésie nous préférons parler de convergence culturelle : nous n’avons pas plus trouvé de renvoi automatique dans les relations musique-odeur (Fig. 6) telles que les propose Septimus Piesse (1820-1882) qui, dans sa gamme en Sol, perçoit le parfum d’Artemisia abrotanum L. en écoutant le Si, que dans les relations son-couleur telles que les propose Arthur Rimbaud (1854-1891) dans son poème Voyelles. Nous avons tout de même gardé ces couleurs pour illustrer notre représentation de l’espace odorant. Le cinéma s’est aussi intéressé à transmettre des messages pour le sens olfactif soit en tentant des approche de polysensorialité (Bonnard, 2019) grâce au film Polyester de John Waters avec les cartes « odorama » en 1981, soit en mettant en image des romans consacrés à ce sujet (Dans un grand vent de fleurs, la série télévisée de Gérard Vergez en 1996 ou Le parfum de Tom Tykwer en 2006) soit en racontant une vie de parfumeur (Prête-moi ta main d’Eric Lartigau en 2006, ou Les parfums de Grégory Magne en 2020) ou enfin avec une démarche plus didactique (L’odorat de Kim Nguyen en 2016). Et l’on peut voir de nombreuses actrices faire la promotion de parfums.
Dans le domaine de la musique, nous pouvons rencontrer des compositeurs qui ont trouvé une inspiration dans des fleurs : la tentative de Darius Milhaud (1892-1974) pour évoquer les parfums de fleurs dans son Catalogue de fleurs, op 60, ou encore de Gabriel Fauré (1845-1924) dans Les roses d’Ispahan, op 39 n°4 sur un poème de Leconte de Lisle. Dans un lien plus direct, on peut revenir aux efforts de George William Septimus Piesse (1820-1882) qui a présenté une transposition de matières odorantes en notes de musique, y trouvant une forme de synesthésie, sans que ses critères soient bien clairs : « Dans la gamme ci-dess[o]us, j’ai essayé de placer le nom de chaque odeur dans la position correspondante à son effet sur les sens » (Piesse, 1905 : 44).
Charles Marie Georges Huysmans (1848-1907) s’est aussi essayé, dans l’ouvrage cité plus haut au chapitre IV, à des transpositions musicales des odorants avec sa symphonie des alcools où l’on voit que : « le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté », ce que l’on reste tout à fait libre de partager ou non. Dans le même esprit, d’autres expériences ont été tentées (Jaquet, 2019), plus modernes et plus sophistiquées, ainsi une société de parfumerie a eu l’idée d’associer des compositions musicales à des compositions de parfumeries[24]. Dans tous les cas, n’étant pas musicien, je laisse le lecteur juger de l’apport en connaissance olfactive de telles démarches qui me paraissent livrées au bon gré de l’artiste et que l’on reste libre de partager ou non mais la synergie des deux stimulations peut plus facilement porter au rêve.
Enfin, en muséologie, architecture ou marketing, l’objet est de faire rencontrer des odorants au public pour lui transmettre un message culturel, voire plus intéressé. Ce partage des senteurs est directement utilisé au Japon avec le Kōdō, à la fois art et philosophie (Trotier, 2022). Des musées ou des expositions plus ponctuelles vont chercher à faire passer des connaissances olfactives à leurs visiteurs : le Grand musée du Parfum à Paris[25], musée de Grasse[26], le château de Chamerolles[27] ou encore le musée des odeurs Explorarôme où Michaël Moisseeff tente de reconstituer des odorités[28]. La rencontre effective des objets odorants laisse une place particulière à la conception de la muséalité (Castel, 2019). Les architectes et urbanistes ont trouvé une place des odorants dans la vie des populations (Balez, 2001) et les voient porteurs d’un message (Bouchard, 2013). Les designers et graphistes se sont aussi intéressés au monde des odeurs et à lui trouver une place, pensant qu’il a toute son utilité dans l’appréhension de l’environnement des personnes. Ils se sont mis à l’intégrer à leurs savoirs pour mieux le transmettre (Jullien, 2018). On trouve aussi des services marketing qui ont cherché à faire passer des informations par des messages odorants, par exemple en apposant une signature odorante à une chaîne de magasin.
3. Combler la lacune des outils de transmission
Tout le début de cet article montre que la transmission du savoir dans l’espace de l’odorat porte, de fait, sur des éléments associés (Baccino et al., 2010) à la perception de l’odorité. La première catégorie concerne les matières, les objets ou les espaces produisant des molécules odorantes (les odorants). Si leurs connaissances principales peuvent aussi faire appel à l’analyse physico-chimique, elle-même facilement transmissible à ceux qui l’ont étudiée, leur apprentissage est clairement établi. Il reste que leur malléabilité et le choix des signaux opéré par chaque sujet ne simplifient pas une tâche qui a déjà demandé la connaissance de nombreuses substances. La deuxième catégorie, généralement plus synthétique, repose sur l’expression du ressenti des personnes concernées. C’est la part de la perception qui est le plus facilement exprimable « naturellement » avec les outils dont nous disposons couramment. Mais, ainsi qu’il a été dit, ce ressenti est essentiellement alimenté par le vécu de la personne qui n’offre qu’une possibilité de partage mineure, limitée à des vécus partagés et ayant eu le même impact sur elle.
Nous avons bien noté un effort pour tenter de rassembler diverses caractéristiques relatives à ce domaine en un système codé mais qui ne sait pas faire pour autant la part des choses (Lisena et al., 2022). Il manque un maillon essentiel pour relier ces deux points, permettre de les comprendre et apporter une certaine objectivité aux échanges : la description de l’odorité. Nous avons dit que cette caractéristique organoleptique des substances odorantes ne pouvait, pour l’instant, être qu’extraite des perceptions avec les outils dont elles disposent. Nous avons pu constater à maintes reprises la grande difficulté qu’il y avait à communiquer et donc à transmettre son savoir, sans une éducation de base dans ce domaine, ce qui supposait la disponibilité d’un langage commun. La démarche que nous présentons ici cherche à pallier cette lacune. Sans originalité, en s’appuyant sur les progrès scientifiques de ces deux derniers siècles, elle reprend très fidèlement ce que l’humanité fait depuis des millénaires pour d’autres informations sensorielles. L’apparente immatérialité des odeurs et leurs accès par l’éther, le poids de la mythologie et du religieux, la morale et les habitudes, les anciennes pratiques médicales et médicinales et l’occultisme, qui avaient longtemps relégué le sens de l’odorat sous le boisseau, peuvent maintenant être dépassés.
3.1. Le besoin d’un outil de communication
Au départ il convient de mettre en place un outil de communication pertinent. C’est pourquoi nous pouvons proposer un langage.
3.1.1. Le concept
La réponse la plus pure à l’odorité est le code réalisé dans le bulbe olfactif (représenté par un QR code dans la figue 2). Pour l’utiliser il reste à l’isoler dans la masse des informations parvenant à la cognition en le prélevant dans le réseau complexe des synapses. L’opération n’est pas titanesque et ne doit pas nous effrayer : n’est-ce pas ce que l’on demande à un jeune enfant pour apprendre les couleurs ? Dans un grand nombre d’informations visuelles, sonores, tactiles, affectives, l’enfant doit, à force de répétitions et de comparaisons isoler ce qui correspond au signal « rouge » dans le cube que lui tend sa mère. Cela demande des mois mais le premier pas de l’apprentissage d’un langage couleur est fait. Mis à part les cas de daltonisme, cela fonctionne bien pourvu que la tâche soit facilitée en donnant à apprendre un signal qui soit constant dans le temps et l’espace et ne dépende pas des sujets en cause. Il faut aussi qu’il ne soit pas brouillé par d’autres couleurs qui seraient présentées en même temps, ce qui compliquerait sérieusement le travail. De même, essayer d’apprendre un trop grand nombre de couleurs : le Pantone® serait bien compliqué et d’ailleurs bien inutile pour une conversation habituelle qui peut longtemps se contenter du bleu, rouge, jaune et vert en plus du noir et du blanc. La majorité des autres teintes pourra par la suite être décrite par les références les moins éloignées en les interpolant : un oranger sera entre rouge et jaune. C’est en apprenant un certain nombre de ces items que l’enfant apprendra cette étape initiale, essentielle à la poursuite du travail : savoir que rechercher pour pouvoir isoler la simple réponse des récepteurs dans sa perception. Cette information ne contient que des données relatives à la qualité et l’intensité du signal, débarrassées des émotions, de la valence hédonique, du vécu, etc. Elle devient paramétrable et partageable.
3.1.2. La verbalisation
Une bonne communication entre deux personnes demande que la désinence d’un objet pour le locuteur fasse imaginer cet objet précisément chez son auditeur : l’objet que la mère nomme rouge doit être enregistré comme tel par l’enfant. Pour ce faire, le locuteur et l’auditeur auront dû apprendre le même doublet objet-mot (signifié-signifiant) en relation biunivoque et ceci en toute indépendance de toutes les associations qui se passent dans l’un et l’autre cerveau et du code personnel de chacun (associations et codes n’ont, d’ailleurs, pas de chance d’être identiques chez les deux personnes). La figure 7 vient alors remplacer efficacement la figure 5.
3.1.3. L’apprentissage
Cette base de langage que nous avons apprise aussi bien pour la parole, la musique, les formes, les couleurs, l’écriture, les mathématiques, etc. acquiert de l’efficacité en étant apprise par tous, ce qui exige un nombre limité d’items. Un mode d’emploi (grammaire) précisera son utilisation.
L’espace des perceptions olfactives n’échappe pas à ces règles générales. La personne passe ainsi d’un langage par métaphores (des associations qu’elle fait avec ses souvenirs, y incluant des répercussions hédoniques ou émotionnelles) à un langage descriptif avec des descripteurs patentés (les référents). Au lieu de « fraise, herbe, soleil, ciel », elle parlera de « rouge, vert, jaune, bleu », piochés dans un nuancier disponible à tous. Il convient cependant de rappeler que cet apprentissage ne sera efficace que si le signifié est parfaitement défini. Il faut bannir tout ce qui se présente en mélange et ne se tourner que vers des molécules de pureté odorante avérée[29]. Ces molécules ne doivent pas être sujettes à des modifications trop rapides, ou, du moins, nous devons pouvoir nous en rendre compte pour les renouveler. Ces signifiés de référence ne doivent pas être trop nombreux pour ne pas sombrer dans un ésotérisme qui ne répondrait plus à une communication généralisée – qui peut manipuler de tête les 27 000 références du Color Index (Wikipedia, 2008) ? – et ils doivent parsemer tout l’espace odorant pour ne pas laisser le locuteur errer dans un no man’s land.
3.2. La réponse du Champ des Odeurs
De la même manière que pour décrire des couleurs, nous avons établi un code couleur pour décrire des odorités afin de mettre en place un code d’odorité. Il reste à savoir comment choisir les signifiés. Tout d’abord pour toutes les raisons largement évoquées, nous ne pouvons retenir que des molécules isolées de pureté odorante soigneusement vérifiée. Puis il faut en choisir un nombre limité et représentatif parmi les probablement plus de 100 000 existantes. Le hasard n’a que peu de chance de fournir les bons partenaires. Aussi nous nous sommes tournés vers les résultats d’une étude conduite au CNRS entre 1977 et 1983 sur l’étude de la relation entre les structures chimiques d’un vaste échantillon de 1 396 molécules et leurs caractères odorants (Doré et al., 1984).
Pour faciliter le traitement du très grand nombre d’informations et en avoir une vision plus claire et organisée, nous avons fait appel aux méthodes de l’analyse des données, notamment l’Analyse Factorielle des Correspondances adaptée aux variables qualitatives, l’Analyse Factorielle Multiple pour toutes variables et la Classification ascendante hiérarchique. Toutes ces approches probabilistes, faisant appel au test du χ2, ont permis de trouver dans un espace tout à fait continu des zones de plus forte densité d’un caractère chimique et odorant (Wikipedia, 2012). C’est en choisissant des molécules dans le cœur de ces nuages que l’on a pu proposer une structure en trois dimensions de l’espace odorant. Il ne faut pas y voir des relations systématiques et biunivoques car nous pensons qu’elles sont multicritères, mais nous y trouvons les plus hautes probabilités qui sont tout de même très utiles. Après plusieurs évolutions, nous représentons ces résultats par deux mobiles sosies (Jaubert, 2022a) : le Champ d’ESCO (Éléments de Structures Chimiques d’Odorants) plus intéressant pour les analystes et le Champ des Odeurs (v4) que nous utiliserons pour notre langage (Wikipedia, 2021). Nous avons retenu, chaque fois, la molécule la plus facilement accessible sur le marché. Elle représente un « référent » dont la dénomination chimique correspond au signifiant et dont l’odorité ou la « note odorante » correspond au signifié, soulignant ainsi une relation biunivoque entre les deux. La structure représente très valablement l’ensemble de l’espace odorant (plus de 90 % de la variance du système) et permet d’offrir un nombre limité de référents pertinents (44 dans cette dernière version v4.3) qui rend l’apprentissage efficace et accessible à tous. Bien sûr, une précision extrême exigerait de multiplier les référents mais ce serait sombrer dans l’ésotérisme et diminuer la capacité à généraliser la communication et nous avons compris depuis longtemps que dans le monde de l’analyse sensorielle la précision devenait rapidement l’ennemie de la justesse et de la fidélité.
D’autre part, si le nombre de molécules présentées constitue un standard paru alors comme optimal, dans la pratique et selon les utilisations, les jurys n’auront pas besoin de faire appel à tous ces points de repère. Cependant il faudra prendre soin de bien garder les référents nécessaires à la structure et à la vue d’ensemble du système. De même, il peut être utile d’ajouter, ponctuellement, des « référents complémentaires » pour avoir un meilleur éclairage de certaines zones si cela devenait nécessaire, par exemple, pour introduire des précisions indispensables, suivre une odorité particulière ou améliorer la discrimination entre deux odorants ou deux sources. Il faudra, bien entendu, retrouver soigneusement la position de ces référents complémentaires dans la structure avec une méthode dédiée à cet effet[30].
Cette structure, bien comprise, est une aide précieuse dans l’apprentissage, comme l’est le positionnement des couleurs qui justifient les interpolations indispensables à la communication. L’utilisation est analogue à celle qui permettrait à un interlocuteur, ayant une carte sous les yeux ou connaissant suffisamment bien la géographie de la France, de situer Blois (pour le méthional-43) s’il connaît la position de Tours (pour la 2-acétylpyrazine-42) et d’Orléans (pour le disulfure diméthyl-44) et si on lui indique que cette ville est entre les deux autres.
Le Champ des Odeurs fournit donc la base indispensable à un langage pour décrire les perceptions olfactives des odorités au lieu de se rabattre sur ce qu’elles ont pu évoquer chez telle ou telle personne même en y recherchant un invariant (Jaubert, 2022b). Pour assurer la communication, il est bien entendu pertinent qu’il soit appris par tous de la même manière. Ainsi, si nous avons été gratifiés de voir l’immense majorité des personnes et des groupes formés avoir parfaitement assimilé ces concepts pour même en faire des développements, nous avons eu à regretter de n’avoir pas su faire comprendre, à un nombre heureusement infinitésimal, que rebaptiser le Champ des Odeurs était tout à fait inutile et lui trouver une autre représentation lui faisait perdre une bonne partie de ses enseignements. Dans tous les cas, ces derniers n’ont pas vu tout l’intérêt de l’unicité d’un langage pour éviter de tomber dans le syndrome de la tour de Babel et d’embrouiller l’esprit des utilisateurs.
3.3. La formation
En dehors du travail que nous avons pu faire avec des enfants, pour lesquels l’apprentissage était adapté (Jaubert, 2022c), la principale difficulté de cet enseignement est d’intervenir chez des adultes qui ont pris l’habitude de traiter les sollicitations odorantes comme nous l’avons indiqué précédemment. Il faut donc lutter contre des pratiques solidement implantées, les sujets les plus ouverts sont bien souvent ceux qui ont le moins travaillé leur olfaction auparavant. Pourtant nous pensons qu’un langage commun est la seule porte d’entrée à la transmission du savoir d’un sachant à son élève. Le dialogue ne peut s’établir que si l’on a la certitude de parler de la même chose et dans les mêmes termes. En conséquence, cette formation demande quelques dizaines d’heures, ce qui a pu lui être reprochée. En compensation, nous avons toujours pu constater que la satisfaction des sujets d’avoir mis à jour tout un pan de leurs capacités, leur faisait rapidement oublier l’effort initial. Le caractère très ludique de cet apprentissage contribue également à l’adhésion des participants.
3.3.1. Penser à sentir
Sauf fait marquant ou répétitions systématiques, le flot de stimulations odorantes qui parviennent à nos récepteurs en moyenne toutes les deux secondes ne réveille pas notre cognition et ne laisse pas une empreinte solide dans notre cerveau.
De même que de l’adaptation du diamètre de la pupille en fonction du flux lumineux à la reconnaissance des objets ou des personnes on s’élève dans le degré d’emploi de nos photorécepteurs pour atteindre un sens élaboré, le passage de la simple chémoréception au sens élaboré de l’olfaction demande un apprentissage. Ceci est le cas pour tous nos sens élaborés : passer du voir à l’identification, de l’entendre à l’écoute d’un discours, etc.
La figure 9 schématise ce que l’on peut trouver dans les réponses des photorécepteurs de l’œil humain. D’un côté une simple photoréception qui gère le diamètre de la pupille, de l’autre le traitement des informations par un cerveau. Ces informations spontanées fugaces au départ (voir), prennent, avec une attention particulière et volontaire, plus de place (regarder). Le sujet peut ensuite les trier (au moins en partie, 1, 8, 0) grâce à des détails particuliers ou grâce à leur silhouette (distinguer) qu’il reconnaît, qu’il recherche ou qui s’impose (ici le 1 est au centre de la figure), les reconnaître et éventuellement les nommer. Dans les quatre dernières phases, l’acquisition des informations visibles lui a demandé un apprentissage : un savoir transmis par ceux qui le possédaient. Les différents degrés présentés pour la vue sont tout à fait transposables à l’olfaction : il faut apprendre à sentir comme on a appris à regarder. À l’identique on passera de la chémoréception à l’olfaction.
3.3.2. Apprendre à sentir
Les sachants doivent transmettre un « savoir sentir ». Cela exige d’attirer l’attention du sujet sur sa perception, en observant peu à peu les détails qu’il faut apprendre à isoler, et demande l’appui de pratiques comme les « facteurs temps » que nous avons évoqués par ailleurs. La base de la transmission de ce savoir reste l’empirisme : les deux personnes partagent, en même temps, la même expérience en échangeant, point par point, leurs ressentis. Les savoirs sur l’art de sentir et celui sur l’art de décrire tel qu’il est donné ci-dessous, s’épaulent en fait l’un l’autre : on apprend mieux à discriminer ce que l’on connaît déjà. Le pédagogue aura donc à jouer habilement et progressivement avec ces deux transmissions de savoir.
Après avoir bien cadré les sujets sur l’olfaction et le caractère odorant en écartant toute autre information (la mouillette est en ce sens l’outil idoine), le déroulement des formations se poursuit en quatre étapes afin de cerner la qualité et la puissance du caractère odorant en question.
3.3.3. Reconnaître l’attribut de l’odorité
La première étape correspond à « isoler » dans l’avalanche des informations qui peuvent se présenter à la cognition celles qui ne correspondent qu’à l’odorité de la substance (les caractères odorants et leurs intensités perçues). C’est incontestablement la partie la plus délicate de la formation pour les raisons indiquées ci-dessus. Mais cela se réalise assez bien comme l’illustre un jeune enfant sachant focaliser son attention sur une brique du fait de sa couleur rouge pour être capable de la distinguer du reste de la construction de Lego® et de pouvoir ainsi l’isoler sur ce seul caractère organoleptique. En fait, les sujets améliorent leur efficacité au fur et à mesure qu’ils apprennent à jongler avec les notes odorantes.
3.3.4. Se repérer dans l’espace odorant
La seconde étape consiste à « positionner » chaque odorité nouvelle isolée dans l’espace, non par une simple recherche de similitudes ou de dissemblances mais par la recherche des moindres distances comme nous le pratiquons habituellement dans d’autres espaces sensoriels, par exemple dans celui des couleurs avec l’utilisation d’un nuancier tel que Pantone® pour les cosmétiques ou Color Index pour les teinturiers ou encore les listes de couleurs référencées dans les beaux-arts (Wikipedia, 2018a). À ce stade, il convient de dresser une cartographie des sensibilités des sujets aux principales notes odorantes afin de mieux appréhender les variabilités inter sujets. Cela permet d’identifier et de comprendre des lacunes qui ne peuvent pas manquer d’apparaître dans les échanges.
3.3.5. Apprendre à analyser les odorités complexes
La troisième étape demande à « analyser » un mélange. Par définition, la démarche analytique a pour rôle de ramener une donnée complexe en une collection de données simples comme nous le faisons pour lire par exemple. Ce que font couramment les parfumeurs, aromaticiens, cuisiniers ou œnologues, reconnaître des éléments dans un mélange, est tout à fait accessible à tous avec une formation adaptée. Le décryptage des signaux comprend en fait deux volets atteignables par la transmission d’une méthode de travail de plus en plus affinée. D’une part, il s’agit, grâce à des exercices, d’accroître la vigilance de l’élève pour qu’il soit capable de distinguer la succession des codes lui parvenant au cours d’une olfaction. Si l’analogie pouvait être faite avec l’œil, nous pourrions estimer atteindre 10 caractères odorants par seconde (Wikipedia, 2010), mais cela nous semble difficile. 3 ou 4 restent accessibles surtout après l’aide d’une reconnaissance préalable par des recherches avec plusieurs olfactions ou avec l’appui de l’observation de l’évolution du mélange dans le temps (fT3). D’autre part, il s’agit d’apprendre à l’élève à décrypter le code d’un « accord » pour y retrouver différentes composantes comme est capable de le faire un coloriste qui doit copier une teinte ou un musicien capable de reproduire un accord[31].
C’est assez rapidement que nos sujets sont capables de retrouver deux odorités dans un mélange modèle, puis trois, puis quatre, etc. avant d’aborder des effluves naturels. Ceci reste indispensable car pratiquement tous les odorants que nous croisons émettent des mélanges de molécules odorantes. Certes nous n’en trouvons pas tous les caractères odorants, mais la discussion avec d’autres sujets permet d’accroître son analyse et à plusieurs, il y a des chances de ne pas avoir omis l’essentiel. Nous transmettons dans cette étape un art de sentir qui est très formateur pour tous et permet à chacun de développer des connaissances du monde odorant, bien que les aspects les plus précis demandent un effort plus soutenu réservé plutôt à des professionnels.
3.3.6. La cartographie des sensibilités individuelles
La quatrième étape qui consiste à « évaluer » l’intensité de sa perception pour chaque note détectée complète la connaissance de l’odorité. Le sujet positionne sa perception nouvelle sur ses perceptions d’une petite série ordonnée de concentrations (1 à 5 maximum) de chaque référent. Par la suite, pour plus de commodité dans certaines tâches, il est possible pour chaque sujet de transposer sa série de perceptions sur une échelle comportementale[32].
Nous soulignons que cette formation n’est en rien originale. Le lecteur pourra, de lui-même, prendre conscience qu’il a suivi des protocoles tout à fait analogues pour apprendre les couleurs, la parole, la lecture, les formes, la musique, les saveurs, les mathématiques, etc., sans avoir eu à s’interroger. Majoritairement adressée à des adultes, pour l’instant, cette formation vient bouleverser des mécanismes rebattus depuis quelques décennies même si une initiation a été destinée aux enfants (Jaubert, 1991). Tant que l’ancrage n’est pas solidement installé et que les personnes font un usage courant de ce langage commun, il est nécessaire d’entretenir leur savoir. À cet effet, les sujets reçoivent un coffret contenant les dilutions des référents et des mouillettes afin qu’ils puissent régulièrement y revenir et davantage en se joignant à d’autres complices.
Le maître et l’élève sont alors armés pour échanger sur le cœur de leurs perceptions, de manière pertinente et efficace. Certes limitée à une part des connaissances du domaine de l’olfaction, cette forme de savoir olfactif se transmet facilement. Nous avons ainsi eu l’occasion de le diffuser auprès de milliers de personnes, qu’ils s’agissent de jeunes enfants ou de retraités, d’étudiants ou de professionnels, de riverains ou de jurys. Sa nature lui permet de s’affranchir des frontières et des langues ; parti de l’Europe, ce savoir a atteint l’Asie, l’Amérique et l’Afrique. Depuis quarante ans, des jurys spécialisés en analyse olfactive pour le monde des odorants, des jurys de veille olfactive consacrée à l’environnement (Sagnes, 2016) ou au travail des matériaux (Nesa et al., 2004), et bien d’autres ont pu mettre à profit ce savoir.
3.4. L’utilité d’un langage commun
Si l’esprit de la jeunesse peut se nourrir de l’imagination d’un futur, l’âge le comble plus facilement des souvenirs d’un passé et, par la même occasion, d’un savoir. L’intérêt de la société est justement d’utiliser les bases acquises pour aller plus loin en hybridant ces deux modes de pensée grâce à une habile communication.
L’odorité, en tant que caractère organoleptique, assure très exactement le passage entre la matérialité et la création de l’esprit. Même si elle ne fait pas tout, c’est bien elle qu’il est indispensable de pouvoir partager pour atteindre tout autre étage du savoir. Le langage commun, développé à cet effet, offre une correspondance biunivoque effective entre une expression verbale et la stimulation qui en a été à l’origine. L’odorité constitue bien la seule plateforme concrètement présente, commune, pertinente et plus objectivable à tout ce qui est relatif au monde des odeurs (Fig. 10). Le langage présenté doit traduire le simple signe de l’odorité tandis que les créations de l’esprit qu’elle entraîne relèvent plus des mondes de la psychologie et des arts.
3.4.1. Partager un savoir dans la matérialité
S’il demande l’acquisition de bases scientifiques adaptées, ce savoir reste assez facile à transmettre du fait qu’il est le produit du monde scientifique. Les méthodes d’analyse, les composés chimiques et toutes leurs caractéristiques physiques et chimiques (CPCG) peuvent être accessibles et amendés jour après jour au vu et au su de tous par les publications scientifiques. La botanique et, pour une part plus modeste, la zoologie mais aussi la biologie et la physiologie rejoignent cette démarche. Il ne s’agit donc pas de savoirs sensibles. Mais le savoir olfactif leur est utile pour sélectionner la part de ce monument de connaissance qui doit intéresser le monde des odorants. Contrairement aux caractéristiques physiques et chimiques qui se fondent sur le comportement des substances, l’odorité n’est observable qu’au travers d’une perception épurée. Les recherches de relations structure-activité ne peuvent plus s’accommoder des réponses de l’imaginaire des sujets pour apprécier l’activité des substances.
On comprendra alors tout l’intérêt d’un langage commun pour transmettre ces savoirs sur les molécules odorantes[33], les matières premières et leurs compositions ou leurs qualités, les constituants d’une formule, etc.
3.4.2. Partager un savoir des créations de l’esprit
Les choses sont ici un peu plus compliquées car la distribution du savoir entre dans le domaine des sciences humaines et sociales : la psychologie, la linguistique, les sciences de l’éducation, la sociologie, etc. Elles traitent de la subjectivité et doivent souvent faire appel à des approches statistiques pour des vues plus globales. Nous ne retiendrons dans cette réflexion que les restitutions verbales pour alléger notre exposé. Les gestes, les mimiques, les regards, les comportements ou les exclamations et même les intonations, s’ils occupent souvent une place importante et participent grandement au stade de l’imprégnation, l’analyse sensorielle y reste d’ailleurs très vigilante, ne seront retenus pour notre analyse.
3.4.2.1. Les savoirs détenus par la population
Sans trop s’en rendre compte, la population, par le nombre, a naturellement rassemblé l’essentiel des connaissances sensibles créées par l’esprit. Ces connaissances lui sont parvenues par les voies exposées précédemment en écartant généralement les formations professionnelles et en considérant de manière très inégale les transmissions artistiques. Elle peut les partager avec « les siens » en ne pouvant que répéter par empirisme le cycle de communication habituel que nous avons vu. À ce propos nous revenons sur cette absence d’éducation pour l’olfaction du fait de l’indisponibilité d’un langage ou, maintenant, des moyens habituels de sa mise en place. Pour en revenir à l’exemple des couleurs, nous savons, d’une part, que nous souhaitons peindre un mur de notre pièce avec une teinte orangée et pousser la précision avec notre peintre pour retenir le RAL 2011 et par ailleurs choisir cette couleur car on l’apprécie, on la trouve lumineuse, elle nous rappelle l’été ou un jouet d’enfant, etc. L’un n’empêche pas l’autre mais le second volet se comprend mieux en discutant à partir du premier. La transmission du savoir personnel a un substrat solide qui se partage si l’on a pu s’accorder sur le caractère organoleptique. Elle peut également les partager avec un « collectionneur de savoir » qui peut être un chercheur ou un organisme de sondage ou d’enquête. Dans l’un et l’autre cas, il cherche à faire ressortir des informations recueillies. Ce sera à lui de trier, ordonner et surtout interpréter des verbatims dans lesquelles chacun parle de soi à sa façon même si le déclencheur de ces discours est commun, du moins en apparence. L’exercice réside dans l’interprétation des mots (l’imaginaire de la figure 5) que fait le collectionneur lui-même. C’est lui qui constitue, à sa manière, sa réception de savoir sensible. C’est ensuite encore sur ses propres critères d’agrégation qu’il va les rassembler pour préparer sa synthèse. Le brouillage est important et la personnalité du collectionneur pèse sur les résultats. Autant dire que l’objectivité de la conclusion reste difficile à garantir, et une fois de plus, un apprentissage élémentaire d’un référentiel commun tant par la population que par les collecteurs diminuerait certainement les incertitudes. Pouvoir se tourner vers un référent précis et commun lui simplifie totalement la tâche et donne un sens réel aux résultats.
3.4.2.2. Les savoirs connus des « maîtres »
Nous avons vu plus haut tout le volume de connaissances sensibles que peut apporter un maître à son élève avec toujours en tête le souci que l’élève puisse rapidement dépasser le maître, ce que la transmission purement empirique limite. Chacun a mis au point un mode de communication et un langage plus ou moins précis pour communiquer ses messages. Cela fonctionne incontestablement, ainsi que les résultats le prouvent, mais conserve peut-être un peu volontairement un aspect ésotérique. Toutefois les langages restent très marqués par les évocations et associations pour parler des perceptions. L’isolement de l’odorité dans la perception et l’utilisation d’un langage commun, au demeurant simple (laissant de la place pour en augmenter la précision que demande ces professions), doit, à notre sens, alléger le fardeau du volume colossal des savoirs que doit accumuler un parfumeur, par exemple, et en faciliter la manipulation intellectuelle même s’il en bouscule un peu les vieilles habitudes.
Nous avons bien pris conscience que l’odorité était au cœur du système odorant-odeur et qu’elle constituait la clé de voûte des savoirs relatifs à l’odorat. Son partage est essentiel pour initier une transmission pertinente des connaissances olfactives. Par analogie, que serait le travail d’un chimiste sur des pigments, l’analyse d’une IRMf[34] d’un neurophysiologiste, le souvenir d’une belle voiture, l’exécrabilité de voir cette teinte sur les murs de notre chambre ou lui voir le plus bel effet sur le pull-over à emmener aux sports d’hiver, si l’on n’a pas donné le mot « rouge » pour exprimer le signifié appris dans la plus tendre enfance, quitte à lui apporter une précision avec un nuancier, RAL3024 (Wikipedia, 2007) ? Tous les discours seraient vides tant que le caractère organoleptique n’est pas clairement identifié pour tous. Le Champ des Odeurs entend remplir cette fonction élémentaire.
Après un travail pour apprendre à repérer la pure réponse à l’odorité dans la perception olfactive, la place offerte à cet outil de communication est vaste. Ses développements sont à venir, chacun y trouvera une application plus précise pourvu que son unicité soit conservée pour faciliter les échanges et les transmissions de savoir dans toutes les directions.
Conclusion
Chaque humain, certains plus que d’autres, détenteur d’organes des sens élaborés et d’une mémoire est naturellement apte à connaître des données sensibles pour acquérir un savoir. Et, pour en revenir à Aristote, comme « de par sa nature, l’homme est un être sociable ; la nature l’a fait pour vivre avec ses semblables » (Aristote, 1990 : livre I, chapitre VII, §6), il est naturellement conduit à vouloir partager ce savoir[35] alors que nous avons montré qu’il était, par nature, essentiellement individuel.
Pour ce qui relève du monde plus strictement scientifique, le partage du savoir se fait plus facilement entre ceux qui ont acquis la culture nécessaire. Il offre tous les savoirs sur les matières odorantes. Il échappe alors au monde du sensible bien que son concours lui soit souvent fort utile. Mais ce savoir ne peut constituer qu’une pièce du puzzle complexe de l’olfaction. Car le lecteur aura compris que, comme pour tout ce qui est relatif à la biologie et, en particulier, ce qui touche au cerveau, il ne peut être abordé que de manière multidisciplinaire. C’est une erreur à laquelle nous nous laissons facilement aller, de penser qu’en maîtrisant l’une des disciplines comme la chimie, la neurophysiologie, la psychologie ou même l’art, nous puissions tout expliquer. La difficulté, pour le néophyte, sera de savoir rassembler des savoirs de maîtres très disparates qui travaillent isolément.
À propos de l’effet des sensations sur les sujets, dans l’espace olfactif, la transmission des connaissances relatives aux émotions et aux rêves se fait au moyen d’un langage non spécifique, puisé dans la poésie au travers de narrations souvent assez riches et souvent enthousiastes. Cette approche est largement utilisée par les créateurs, le marketing, la publicité et les commerciaux. Elle reste essentielle pour créer une communication entre les personnes, l’optimum étant atteint lorsque les deux interlocuteurs partagent des souvenirs communs à propos de l’odeur rencontrée, seul moyen pour que le mot véhicule un contenu assez proche. C’est aussi dans ce registre que l’on peut situer les premières réactions de riverains aux problèmes environnementaux, les rêves en moins.
Mais si notre intention est de faire profiter nos proches de la nature exacte de la sensation reçue, un outil de communication plus objectif est nécessaire afin de pouvoir utiliser notre expérience. Il est bien de partager ce qui est, pour mieux transmettre ce que l’on y voit. Nous ne comprendrions pas comment deux interlocuteurs pourraient disserter sur les romans de Balzac en n’y trouvant pas les mêmes mots. C’est la communication, pour une bonne part verbale, qui est à la base de la transmission des savoirs entre les êtres humains. Jusqu’à présent, faute de mieux, nous avions pioché notre vocabulaire dans les dénominations des associations personnelles exprimables que nous faisions de nos perceptions. Ceci ne pouvait que lui ôter toute prétention de représentation, d’exactitude et d’universalité. Chacun y allant de son imagination, la communication et donc la transmission des savoirs semblait difficile sinon compromise dans l’espace sensible des odeurs.
Pourtant le sens élaboré de l’olfaction joue un rôle important chez l’humain (Han et Humman, 2022) ; il ne doit plus être considéré comme microsmique, même si quelques seuils de détections semblent être plus bas chez certains mammifères (le carcajou, par exemple). Il parait donc indispensable de lui rétablir sa place dans tous les apprentissages dont nous avons besoin, non seulement pour les nécessités de la vie mais aussi pour un enrichissement intellectuel. Et si l’humanité doit encore garder reconnaissance et admiration pour Aristote, force est de reconnaître que la science a marqué quelques progrès depuis 2 400 ans et que l’enseignement sur les cinq sens peut, raisonnablement, accepter quelques bouleversements.
Si l’on veut transmettre le contenu de sa perception, il faut trouver des expressions qui créent les mêmes images chez l’interlocuteur. Ainsi, à coté de nombreuses autres connaissances bien plus considérables, et après la transmission de l’art de sentir, nous avons proposé avec le Champ des Odeurs un petit pas en avant et nous savons depuis quarante ans qu’il fonctionne et remplit son objectif : partager le cœur de la perception, l’odorité. Son intérêt s’est montré aussi bien pour la chimie avec l’aspect relations structure / activité que pour l’environnement avec la relation caractère odorant / ressenti des populations (Jaubert, 2005) en passant par l’aromatique, la parfumerie / cosmétique (Jaubert, 2017) avec l’analyse olfactive des matériaux (Verriele et al., 2012) et textiles (Léal, 2011) ou des compositions et leurs constructions, voire dans le monde médical (Talou, 2021) ou celui du design. L’avantage d’une telle approche est de pouvoir passer les barrières des langues et des frontières. Des pays aussi divers que le Brésil, la Chine, la Corée, l’Inde, la Russie, la Tunisie, etc., ont eu des groupes formés. Cela a validé son universalité et son objectivité à travers une indépendance du temps, de l’espace et des sujets.
L’utilisateur d’un langage, pour partager ses perceptions olfactives, comprendra rapidement que l’odorat n’a guère d’originalité par rapport aux autres sens élaborés et qu’il est tellement plus intelligible en le voyant comme tel. L’idée rabâchée selon laquelle les odeurs sollicitent plus facilement les souvenirs et les émotions que les autres sens, ne tient qu’au fait que le cerveau ne disposait pas de la voie rationnelle que le langage peut instaurer. Même si les parfums permettent un véritable voyage au cours d’une vie (Claudel, 2012), la vue d’une photo d’enfance rappelle tout autant de souvenirs que l’écoute du prélude de la première suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) (BWV 1007) ne déclenche d’émotions.
Puisque les sciences et en particulier la chimie nous en offrent maintenant la possibilité, nous suggérons que des formations simplifiées soit introduites à l’école pour que, peu à peu, elles entrent dans la transmission familiale comme cela se fait pour nos savoirs provenant des autres sens élaborés. Cela offrirait la possibilité de combler l’omission de l’éducation pour proposer un outil de communication qui permette d’échanger sur les caractères odorants des substances ou des ambiances comme nous le faisons pour les couleurs. Ce langage commun ne constitue que le point de départ de la transmission de la très vaste culture olfactive dans tous les secteurs et sous toutes les facettes de la perception que nous avons évoquées. Nul doute qu’il offrirait à la recherche cette base stable aux réponses de notre sens sollicité par des caractères chimiques conférant l’odorité aux molécules, une base qui lui fait cruellement défaut aujourd’hui.
Crédit images utilisées dans les figures : Pixabay
Ouvrages cités
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L’acuité sensorielle décuplée ou l’expérience de la synesthésie dans le cinéma de Kawase Naomi
Sandy Blin
Université Jean Monnet de Saint-Étienne
Résumé
Très présente dans son cinéma, la vision de près privilégiée par Kawase Naomi donne l’impression de vouloir abolir la distance pour permettre de mieux « toucher du regard ». L’examen des différents « percepts » générés par sa singulière approche synesthésique – exaltant la dimension haptique dès Escargot, avant d’entremêler l’ouïe et la vue dans Vers la lumière, ou même le goût dans Les délices de Tokyo –, permet alors, au-delà de la recherche d’un simple phénomène de correspondances, de déceler les manifestations possibles d’une croyance animiste, révélatrices de l’attention soutenue aux êtres et aux choses développée dans la mentalité shintoïste.
Abstract
In her films – shorts or feature films, documentaries or fiction – director Kawase Naomi obviously aims to abolish distance by promoting close-ups, and macro vision in general, as if she wanted to touch with her gaze. Such “percepts” (i. e. the way we experience a set of sensations, according to the meaning of Gilles Deleuze) are especially noticeable inKatatsumori, Radiance, and Sweet Bean. Beyond the search for matching up the similarities, this singular synesthetic approach allows us to detect some manifestations of an animist belief, specific to Shinto mentality.
Introduction
Si la relation aux sens est assurément mise à l’honneur dans le cinéma de Kawase, le type de rapport charnel qu’elle entretient avec son médium a pour particularité, dans la plupart de ses films, de s’accompagner d’une volonté d’immerger le spectateur au cœur du sensible et surtout des émotions ressenties, en l’invitant à les partager intimement. Trois de ses réalisations nous semblant, à divers niveaux plus encore que par divers procédés, en rendre compte, nous tenterons alors – en nous appuyant sur les concepts philosophiques de percepts, d’affects, et d’haptique, développés par Gilles Deleuze –, d’en saisir les modalités afin de mieux cerner le partage d’expérience recherché. À travers principalement trois études de cas (les films Escargot, Vers la lumière, Les délices de Tokyo, puis dans une moindre mesure Still the Water), il s’agira donc d’interroger les différents moyens cinématographiques mobilisés pour exalter l’éveil des sens, et en définitive viser à la symbiose du corps et de l’esprit avec la nature.
1. Le toucher haptique revisité dans Escargot (かたつもり, Katatsumori)
Dans ce documentaire réalisé en 1994, la cinéaste s’affranchit des codes cinématographiques tout autant que des conventions sociales. Le toucher y est comme obsessionnel, et la proximité, omniprésente. Ils sont avant tout à comprendre en tant que manifestation de son irrésistible désir de retenir chaque instant qui passe – même le plus insignifiant – en la compagnie de sa mère d’adoption. « Je pensais qu’en ce monde les choses étaient éphémères. La caméra permettait de les reproduire. Le cinéma pouvait reproduire ce qui m’avait touchée », concède Kawase, ajoutant aussitôt : « Grâce à la caméra, on enregistre et on se souvient » (Mikles, 2008 : 00:12:43). Cela lui permet de saisir les occurrences représentatives de la joie éprouvée à son contact, et de fixer sur pellicule ces précieux moments de vie communs. À défaut de conjurer la disparition future de son aïeule, enregistrer la trace de sa présence. Ainsi que le remarque Gilles Deleuze, « l’art conserve, et c’est la seule chose au monde qui se conserve […] bien qu’en fait il ne dure pas plus que son support et ses matériaux » (Deleuze, 2005 : 154). Voir à tout prix, regarder de tous ses yeux : tel semble être le mot d’ordre présidant à la réalisation de ce qui pourrait hâtivement s’apparenter à un simple film de famille, mais l’excède par la recherche constante de mobiliser tous les moyens offerts par les sens, en les faisant passer au premier plan. « Ce qui se conserve, la chose ou l’œuvre d’art, est un bloc de sensations[36] », précise le philosophe,
c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects. Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d’un état de ceux qui les éprouvent ; les affects ne sont plus des sentiments ou des affections, ils débordent la force de ceux qui passent par eux. Les sensations, percepts et affects, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. […]. L’œuvre d’art est un être de sensation, et rien d’autre : elle existe en soi (Deleuze, 2005 : 154-155).
Alors, dans une volonté d’abolir toujours plus la distance, mais aussi de retenir quelque chose de cet être tant chéri, la réalisatrice filme en très gros plan le visage parcheminé, créant un contact tactile entre la peau et la caméra, auquel s’adjoindra, quelques plans plus loin, la main restée libre, effleurant cette fois la joue de Kawase Uno récoltant ses pois. Si une telle approche peut avoir valeur de témoignage de son amour filial, on peut également l’entendre comme une tentative de faire éprouver au spectateur la relation particulière qui l’unit à sa caméra, devenue presque comme une extension naturelle d’elle-même, tant elle est familière de son quotidien[37]. Au fond plus proche dans sa forme d’une caméra-stylo que d’un journal filmé[38] (exempt qu’il est d’une véritable chronologie), Escargot révèle comment Kawase cherche à « toucher du regard ». Ce souhait d’étreindre par tous les moyens son sujet, d’exercer sur lui une emprise (visuelle), transparaît dans ce plan où, à distance de sa grand-mère, elle caresse sa silhouette perceptible au travers de la moustiquaire qui les sépare – le montage faisant en réalité coïncider le plan avec la voix off de la vieille dame, qui demande pudiquement à sa fille adoptive si leur attachement est réciproque. C’est donc par un jeu de correspondance que ce que l’on voit fonctionne comme une réponse à ce que l’on entend, et que s’adjoint un abord tactile à l’équation. L’approche esthétique instaurée voit alors la main se constituer comme organe de vision supplémentaire, et son toucher, vecteur de savoir au même titre. Selon Gilles Deleuze, « haptique », contrairement à « tactile », « n’oppose pas deux organes de sens, mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique » (Deleuze, 1980 : 614). Une dimension tactile accentuée par le support même du film ; tourné en super 8, ses caractéristiques et imperfections (grain et sautes de son) ne font qu’en renforcer la matérialité.
À la timidité de la parole, symptomatique de sa difficulté à exprimer verbalement son attachement, répond la hardiesse de la caméra, qui visiblement entend pallier la distance laissée par ses silences, son incapacité à trouver les mots susceptibles de se faire l’écho de son affection. L’acte de filmer scelle donc la relation d’estime réciproque, tandis que la trace enregistrée vient apporter la preuve de la tendresse mutuellement éprouvée.
« Au fond de moi, ce que je veux le plus, c’est m’approcher de ce que je vois. J’aime vraiment filmer les moindres détails ; j’aime vraiment le monde macro » avoue Kawase (Centre Pompidou, 2018 : 01:05:05). Mieux voir, en se rapprochant le plus possible ; une démarche singulière qui en effet se distingue nettement, sans pour autant constituer une innovation dans l’histoire du médium. Ce parti pris esthétique fut déjà majoritairement affirmé dans le cinéma des années 60, japonais notamment. Dans La Femme des sables (砂の女), réalisé par Teshigahara Hiroshi en 1964, on se souvient par exemple de ces très gros plans abstraits de dermes, mêlant grains de sable et pores de la peau, lorsqu’au corps même de l’entomologiste se trouva appliquée la vision à la loupe. Mais s’agissant de Kawase, la curiosité irrépressible conjuguée à son profond attachement pour celle qui l’a élevée se traduit par un geste scrutateur, aussi bien de l’œil, que de la main… ou caméra. Car loin d’être dissimulé, l’équipement audiovisuel se fait voir : dans la scène filmée en cuisine, l’ombre portée du micro vient barrer le front de sa parente. Ce qui pourrait passer pour une anomalie dépasse le stade de maladresse formelle pour devenir signe de spontanéité, au sein de cet équilibre étrange[39] trouvé entre la propension à être volubile de l’une (« On a les mêmes goûts toi et moi. Parent et enfant », énonce la vieille dame), et l’économie de parole de l’autre. Mais surtout, au lieu de fonctionner comme un filtre qui mettrait à distance, l’étayage technologique, au contraire, agit comme un trait d’union ; au lieu de dresser une barrière, la caméra, paradoxalement, ferait plutôt office de « troisième peau »[40] unissant les deux femmes. Située à quelques centimètres seulement de son visage, et ne respectant plus une distance convenable – au point de manquer la faire tomber à la renverse –, Kawase provoque l’amusement autant que la gêne de la grand-tante, empêchée, par tant de proximité, de continuer à manipuler les tsukemono dégustés dans le même temps par sa fille, hors-champ (comme l’indique le bruit de mastication parfaitement audible). « Ce qui en temps normal, serait considéré comme impudent ou impoli, à savoir, s’approcher de manière extrême, d’une personne ou d’une scène, cela était devenu possible, grâce à la caméra », reconnaît l’intéressée (Mikles, 2008 : 00:10:14). Un même rapport intrusif apparaît dans la séquence dédiée à la cueillette des pois : là encore nous pouvons constater l’approche impudique de la caméra qui, en jouant le rôle de vecteur plutôt que d’obstacle, s’avère être seule à même de placer le spectateur au cœur de cette connivence intergénérationnelle, de lui faire prendre conscience de ce lien très fort.
Volonté de se dérober, en se dissimulant derrière un équipement jouant le rôle de paravent ? Instrument désinhibiteur, prompt à encourager toutes les audaces ? Ou les deux à la fois ? Le fait est que la réalisatrice mesure davantage sa pleine présence au monde une caméra à la main. Au sujet de ce court-métrage, Kawase a en effet confié :
En tournant ce documentaire, j’avais eu une sensation très étrange ; en fait, j’avais l’impression d’avoir un regard subjectif porté sur ma grand-mère, et en même temps, pendant quelques secondes, j’ai eu la sensation de me découvrir moi, de manière objective. C’est-à-dire que j’avais l’impression de me voir en train de filmer ma grand-mère (Centre Pompidou, 2018 : 00 : 27:15)[41].
Cette expérience d’une sorte de double regard, dirigé vers l’autre en même temps que soi-même – et qu’elle décrit comme un « rapport au moi subjectif, et objectif » tout à la fois –, paraît relever d’un ressenti équivalent à une forme de sortie momentanée du corps simultanément assortie d’une conscience aiguë de sa propre personne. Un phénomène sur lequel Merleau-Ponty s’est lui aussi interrogé : « L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’”autre côté” de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même » (Merleau-Ponty, 1964 : 18), car « la vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi » (1964 : 81)[42]. On serait alors tenté de rapprocher cette expérience singulière d’un phénomène mineur de scission subreptice de l’esprit et du corps, pour partie comparable aux épisodes d’extase relatés par les mystiques en proie à un rapt de l’âme et la perte de leur agir propre. Sur ce rapport particulier, Leibniz nous éclaire : « nos sensations sont à la vérité des façons d’être de l’âme, mais qui représentent celles du corps », ajoutant que « les idées sont confusément en nous, mais nous les voyons distinctement » (Leibniz, 1994 : 154). Le philosophe emploie alors la dénomination de « Monades », pour désigner la « conscience qui est en nous de ce moi qui s’aperçoit des choses qui passent dans le corps » (Leibniz, 1994 : 197). « Avec la caméra, je prends conscience de ce que j’aime vraiment. Le monde devient incroyablement visible. » (Mikles, 2008 : 00:12:09) ; aussi bien que l’on parlerait d’un exosquelette, on peut supposer que la réalisatrice conçoit sa capacité de vision comme « augmentée » par le contact de la lentille optique. À la question « Qu’est-ce qu’un être vivant ? » que pose Raphaële Andrault dans son article « Leibniz et la connaissance du vivant », la chercheuse répond : « C’est une monade, une âme ou un esprit, associé à un corps organique dont il fait l’unité et qui constitue l’instrument de ses perceptions » (Laerke, 2017 : 186)[43].
Mais puisque l’état particulier ressenti par Kawase, l’a été au moment de filmer son unique parente, précisément par ce qu’elle tenait une caméra entre les mains – « c’est en filmant que j’ai pu vérifier que j’existais » (Mikles, 2008 : 00:42:30), affirme celle qui a grandi sans autre famille que cette grand-tante –, on réalise que sans le recours à ce médium, l’approche cognitive liée à cette expérience intime de l’Être serait restée tout à fait en-deçà.
Est-ce alors véritablement pour éprouver pleinement la conscience de sa présence physique au monde, et réactiver ce sentiment de symbiose qu’est capable de lui procurer l’acte de filmage, que la réalisatrice japonaise cultive à ce point la dimension sensorielle dans son cinéma ? Interrogeant la validité des sens dans leur expérience conjuguée pour mieux percevoir tout ce qui nous entoure, elle entreprend également d’en évaluer l’apport singulier. Imaginant la perte du principal d’entre eux, elle sonde alors la capacité supposée des canaux de perception à excéder leur champ d’action véritable, postulant du même coup leur aptitude éventuelle à être interchangeables.
2. Vers la lumière (光, Hikari) ou l’épiphanie des sens
Généralement, un photographe détermine avec soin son cadrage, fait la mise au point sur son sujet, avant de saisir l’instant fécond. Mais que devient son rapport au monde dès lors qu’il perd la vue ? Quels sont les nouveaux réflexes, faisant appel aux sens autres que celui défaillant, qui peuvent s’instaurer, de manière alors inédite ? C’est ce qu’explore Kawase dans Vers la lumière, film de fiction réalisé en 2017 dans lequel une jeune femme, soucieuse de proposer des audiodescriptions les plus justes possible à des personnes mal ou non voyantes, se rapproche d’un artiste autrefois talentueux, désormais promis à une cécité chaque jour plus certaine. Soit une réflexion, aussi, sur les caractéristiques du médium, où la bande-son joue souvent un rôle majeur sans que l’on en ait toujours foncièrement conscience. On peut considérer qu’au défi de vouloir remplacer un sens par un autre, réponde le postulat que la parole (ou description verbale) puisse succinctement espérer se substituer à l’image[44].
« Rien n’est plus beau que ce qu’on a sous les yeux et qui s’apprête à disparaître », songe la jeune traductrice tout en laissant échapper de ses doigts quelques grains de sable. Interrogeant une manière différente d’être au monde, la réalisatrice fait expérimenter au protagoniste principal une relation autre, dès lors que point l’infirmité d’un sens. L’intérêt pour ce type de déficit – dans le cas présent : la vue, considérée comme le plus important de tous – n’a rien d’inédit. Dans le champ de l’art contemporain, on pourrait par exemple citer les propositions de Sophie Calle, qui dans son œuvre Les Aveugles[45] notamment s’attache à « ausculter » le rapport à la vision. Dans le domaine de la philosophie, parallèlement à Diderot faisant état, dans sa Lettre sur les aveugles, d’une conception de la vue comme d’« une espèce de toucher » (Diderot, 1749 : 11), Condillac, dans ses Monades, relate l’échange suivant : « J’ai vu un aveugle-né qui niait la possibilité de la lumière ». D’où la question : « Qu’imaginez-vous donc à la place de la lumière ? – J’imagine […] que l’œil est un organe qui touche les corps de loin » (Condillac, 1994 : 96-98, 240).
La réalisatrice prend ici le parti d’exalter la vision en conjuguant fragilité de l’être et fugacité de l’instant. Elle-même photographe de formation, elle célèbre la lumière, dans ce film où à plusieurs reprises, les réfractions et contemplations de couchers de soleil apportent un contrepoint mélancolique à l’obscurité s’emparant inexorablement du personnage masculin.
Dans une séquence tournée au jardin d’enfants, la scène dédiée à la préparation de l’appareil pour la prise de vue voit son unité mise à mal : délibérément scindée en trois plans, les furtives ellipses entre chacun d’eux prennent surtout valeur de sautes d’images, ce qui confère à la scène un rythme heurté. Si l’arbitraire du régime visuel nous interpelle, c’est sans doute pour mieux rediriger l’attention du spectateur vers le jeu de substitution d’un sens à un autre, et faire accepter la permutation salutaire entre la vue, le toucher, et l’ouïe.
Les parti pris de déterritorialisation ont pour effet d’accentuer le bouleversement des repères généré par la perte de sens, et les modalités alors privilégiées de visu-audition – plutôt que d’audio-vision, en accord avec la terminologie de Chion (2013 : 186-187) – contribuent à minorer la suprématie de la vue. Comme si le photographe sur-entendait (et nous avec) ce qu’il n’est à présent plus en capacité de voir, l’intensité des voix hors-champ des enfants se trouve, à mesure, amplifiée, compensant pour ainsi dire le déficit visuel.
Si Michel Chion rappelle que le couplage audio-visuel n’a pas été créé par le cinéma sonore, il reconnaît aussi qu’il est le lieu favorable à un rapport étroit de complémentarité entre les deux sens plus qu’avec les autres : « C’est la technique audio-visuelle qui isole et systématise la mise en relation du son et de l’image dans un contexte fermé, coupé d’autres sensations (thermiques, tactiles, olfactives, etc.), et sur la base d’un cadrage du visuel » (Chion, 2017 : 161). À défaut de pouvoir donc la montrer, faire entendre l’image.
Souvent, lorsque sont évoqués des épisodes de synesthésie, l’écoute génère une vision (Cupers, 2011 : 60)[46] ; il est plus rare que le phénomène inverse se produise. Toujours est-il que dans cet extrait, la bande-son apparaît relativement saturée au regard de la bande image qui, elle, serait plutôt métonymique, sinon abstruse. Car tandis que la bande-son repose sur une véritable continuité et stabilité sonore, l’image, quant à elle, n’est que fragilité et évanescence. Par un cadrage (presque) fixe qui nous dérobe les actions enfantines se déroulant hors-champ, la cinéaste parvient à nous communiquer un peu de l’inconfort ressenti en raison de cette subite infirmité. Tout ce qui est de nature visuelle devient fuyant ou incertain. Aux chancellements du corps et de la tête du photographe s’adjoignent les frémissements et hésitations du cadrage provoqués par la caméra portée à l’épaule, filmant de manière gauche la scène de rencontre entre l’artiste déficient visuel et la fillette suivie de son camarade, à l’unisson de la maladresse à charger la pellicule dans le boîtier.
Armer l’appareil, ouvrir le capuchon de visée : autant de gestes jadis maintes fois entrepris de manière réflexe, et maintenant guidés par l’automatisme acquis et la confiance tactile, mais non plus de manière leste. À l’assurance de l’habitude succède l’approximation des tâtonnements, qui doivent recomposer une « géographie » de l’appareil photographique autrefois familier. À l’incertitude des gestes répondent les flottements dans la saisie de l’image, alors faite de ruptures (sautes d’images). Le cadrage imprécis, laissant par instants le visage partiellement hors cadre – et comme aimanté par les mains qui ont vocation à devenir le nouveau centre de l’attention –, préfigure le plan qui lui est consécutif : l’image à peine perceptible, tronquée et abstraite. L’accommodation étant devenue hors de sa portée en raison de sa vue défaillante, le photographe ne parvient plus à faire le point ; le portrait des deux enfants – il l’a compris – sera fatalement flou. Cette vision altérée, dévoilée en caméra subjective, nous en faisons l’expérience – la sienne devenant à ce moment la nôtre.
La perception visuelle se doublant du « point de vue » sonore, c’est donc dans un régime de congruence que s’instaure une relation d’ocularisation et d’auricularisation internes (selon la terminologie de François Jost, 1987 : 87), jouant, l’espace d’un plan, à armes égales. En recourant à ce type de procédé, la réalisatrice nous place dans la peau du malvoyant, suscitant un rapport d’empathie de la part du spectateur. Ainsi que le remarque l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster, « tout le monde est capable d’avoir des expériences synesthésiques » ; « qui dit perte de perception dit perte de relation au vivant, manque d’empathie, de subjectivité, d’imagination » (Lequeux, 2022 : 59). Ces considérations font écho à celles de Maurice Merleau-Ponty, qui dans sa Phénoménologie de la perception, note que « la perception synesthésique est la règle et, si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience, et que nous avons désappris de voir, d’entendre, et, en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien, ce que nous devons voir, entendre, sentir » (Merleau-Ponty, 1945 : 265). Sentir, et témoigner de l’empathie : deux qualités qui paraissent indispensables à quiconque ambitionnerait transmettre un savoir-faire propre à la gastronomie. Dans ce registre, il semble que Kawase envisage de faire valoir la prééminence du partage de savoir sur un mode vernaculaire, la transmission d’une connaissance par le seul usage des mots s’avérant limitée.
3. Les délices de Tokyo (あん, An) : célébration du sensible, et recueillement face au monde
Dans son film de 2015 adapté du roman An de Sukegawa, Kawase, pour exacerber la dimension physique et donner davantage corps aux personnages, crée les conditions d’une connaissance intrinsèque du sujet (les gestes du métier, que tout pâtissier qualifié se doit de maîtriser). Ainsi donc fait-elle en sorte de générer des habitudes sur le lieu de tournage, afin qu’en dehors des prises, ses acteurs s’approprient la recette, soient imprégnés des tours de main, et qu’il en résulte à l’écran une gestuelle qui advienne naturellement. Une routine contribuant à faire état d’une compréhension empirique de la situation mise en scène, et qu’elle a expérimentée depuis deux décennies déjà, ainsi que le relève Donald Richie :
Contrairement à beaucoup de jeunes réalisateurs, Kawase n’a pas été inspirée par d’autres films. Née dans une banlieue de Nara, elle dit avoir grandi en ne regardant pratiquement ni films ni télévision. Ce qui, pense-t-elle, la fait ressembler davantage aux cinéastes de cinquante ans plus tôt, dont les films lui semblent bien plus réalistes que ceux réalisés par ses contemporains. Kawase crée des films basés sur ce qu’elle a réellement vu et ressenti, et non sur des genres ou des modes. Ses films, dit-elle, sont formés par l’environnement au sein duquel elle a grandi.
Avant de réaliser son premier film [Suzaku, en 1997], la cinéaste a étudié pendant trois ans le village où elle comptait tourner. Elle et son équipe ont vécu là-bas pendant trois autres mois avant de commencer. Durant cette période, ils ont réparé la vieille ferme où allait se situer l’action. Kawase distribua tous les rôles – hormis celui du père – à des amateurs, dont beaucoup habitaient là (Richie, 2005 : 293-294).
Ne dérogeant pas à cette règle, la scène d’initiation intergénérationnelle à la confection des dorayakis a donné lieu à une transmission, hors tournage, des gestes attachés à la tradition vernaculaire pour cet entremets ; la répétition des gestes – plus à même de conserver durablement une trace des apprentissages acquis par imitation –, permit vraisemblablement aux comédiens de s’inculquer des automatismes. Comme si la mémoire du corps, l’intelligence de la main, étaient en capacité de prendre le dessus au moment de la démonstration culinaire. Si bien que la réussite de la séquence, où la vieille femme aux doigts déformés enseigne au cuisinier les étapes à respecter pour réussir la cuisson des haricots rouges, tient effectivement au caractère d’authenticité acquis pour la scène (une dimension vériste contenue également dans le sujet traité au second plan, relatif à une page peu connue de l’histoire du Japon : la mise au ban de la société, jusqu’à une période très récente, des individus atteints de lèpre).
Dans ce film comme dans Vers la lumière, la sollicitation de divers sens appelle à en évoquer en creux un autre encore, dont le médium cinématographique paraîtrait a priori incapable de rendre compte : le goût. En effet, à défaut de procurer au spectateur une sensation proprement gustative, la pâte de haricots rouges confits, telle que Kawase l’a filmée, convoque à la fois la vue, l’ouïe, et le toucher.
Présentée en tant que matière organique, cette substance semi-liquide, luisante, de couleur cramoisie[47], objet de toutes les convoitises et véritable vedette du film, gagne sous nos yeux en consistance à mesure que s’y amalgame le sirop de glucose délicatement prélevé de son contenant, formant, une fois dans les mains du pâtissier, comme un cœur gélatineux et transparent. L’image en très gros plan, saturée de la matière épaisse et fumante alors obtenue – la vision macro mettant en relief la matérialité de la préparation culinaire –, s’accompagne d’une bande-son qui prolonge le bruit de la gelée sirupeuse se déversant en gros plan sonore. Tous les ingrédients sensoriels sont pour ainsi dire réunis pour se substituer à la sensation gustative, et les soupirs d’aise sortant des bouches des protagonistes augurent d’une saveur sachant rendre justice à l’application prodiguée à chaque phase. La scène semble presque tournée en temps réel. Le rythme de la diction, tout comme les expressifs changements d’intonations dans l’énonciation des secrets de fabrication, confèrent un intérêt particulier à une action qui pourrait demeurer parfaitement anodine. La conjonction des effets audio-visuels contribue à insuffler de la vie à ce qui n’est pas perçu comme un magma inerte, mais un véritable trésor, honorant de sa présence les deux gourmets qui l’ont fait advenir. Exclamations et autres manifestations orales d’émerveillement présagent la délectation à venir. Les termes choisis, empreints de respect et de noblesse, s’emploieraient d’ailleurs davantage relativement à des personnes, plutôt qu’à de simples aliments. Commentant l’élaboration du mets et l’enchaînement délicat des opérations, la cuisinière émérite avertit très vite qu’« il faut les accueillir correctement », ce qui donne lieu à un échange des plus savoureux : « Les accueillir ? Mes clients ? » s’étonne le commis de cuisine alors que rien n’est prêt ! « Non, les haricots. Ils ont pris la peine de venir jusqu’à nous depuis leurs champs », rétorque avec poésie la vieille femme. Ajoutant peu de temps après, devant l’impatience manifestée par son apprenti : « Les faire cuire aussitôt serait un manque de respect. D’abord, ils doivent se familiariser avec le sucre. C’est une sorte de rencontre arrangée. » La personnification atteint son paroxysme enfin, lorsque se détournant de son interlocuteur, elle s’adresse directement à eux en lançant d’un ton enjoué : « Apprenez à vous connaître, maintenant ! » La connivence a lieu de surprendre mais, ainsi que le signale Gilles Deleuze, « la sensation ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l’affect. Toute la matière devient expressive » (Deleuze, 2005 : 157). Le fait est que la situation dépasse de beaucoup le simple acte de cuisiner. Il s’agirait bien davantage d’une manipulation s’apparentant à celle de l’alchimiste qui, au prix d’un méticuleux processus d’élaboration, puis de cuisson, convertirait non pas le plomb en or, mais transformerait plus modestement une légumineuse parmi les plus communes, en une pâtisserie à la saveur raffinée. Chaque étape fait l’objet d’un soin infini, amenant l’attention de l’initiée et de son apprenti à se trouver toute entière plongée dans l’exécution de la recette : « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. Tout est vision, devenir. On devient univers. Devenirs animal, végétal, moléculaire, devenir zéro », ainsi que le formule Deleuze (2005 : 160).
Au fur et à mesure de la séquence, tous les états du haricot rouge nous sont ainsi révélés, de la forme solide du légume sec, jusqu’à la texture fondante de la pulpe carmin en ébullition. Comme si la vieille Toku pratiquait l’art de la divination ou une forme de chamanisme, elle parvient, par la qualité de son écoute et sa disponibilité, à transcender le haricot pourtant originairement pris dans sa forme la plus élémentaire. Peut-être convient-il de voir, dans la disposition d’esprit suggérée à l’écran, un genre de réceptivité accrue telle qu’évoquée par Leibniz :
Il y a en chaque substance des traces de tout ce qui lui est arrivé, et de tout ce qui lui arrivera. Mais cette multitude infinie de perceptions nous empêche de les distinguer […] ; l’état présent de chaque substance est une suite naturelle de son état précédent, mais il n’y a qu’une intelligence infinie qui puisse voir cette suite, car elle enveloppe l’univers, dans les âmes aussi bien que dans chaque portion de la matière. (Leibniz, 1994 : 141-142).
Les épreuves et la sagesse acquise par cette femme arrivée au soir de sa vie lui auront sans doute permis de se montrer chaque jour un peu plus perméable à son environnement, et aux menus plaisirs qu’il est toujours possible d’en retirer. Son appétence et prédisposition à l’émerveillement – jusque dans les plus infimes circonstances –, peut en tout cas être rapprochée de celle dont la réalisatrice se réclame : « La caméra m’a ouvert un monde joyeux, soudain révélé », déclare en effet Kawase (Mikles, 2008 : 00:12:47).
Dans Les délices de Tokyo comme dans son cinéma de manière générale, elle affectionne les scènes faisant goûter au spectateur ce sentiment de pleine appartenance au monde. Cette séquence d’initiation aux arcanes de la pâtisserie, où la transmission du savoir passe par la démonstration gestuelle plus que par l’échange verbal, nous permet de sentir à quel point l’aïeule maîtrise parfaitement chacun des éléments qu’elle manipule ; elle nous conduit surtout à mesurer combien il est naturel pour elle d’entrer en résonance avec le milieu dans lequel elle évolue, s’inscrivant dans une parfaite adéquation avec lui. « Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps » (Merleau-Ponty, 1964 : 19). Telle pourrait être sa devise…[48]
La déférence témoignée envers les légumineuses étant révélatrice d’un certain état d’esprit, cette manière de célébration du vivant – même sous sa forme la plus modeste – nous éclaire sur ce rapport particulier au monde. On peut le comprendre comme une manifestation possible d’une croyance animiste (probablement issue de la tradition shintoïste fortement ancrée dans les mentalités dans certaines provinces du Japon). Familière de ce phénomène, Kawase évoque en effet ce rapport spécial à l’existence, profondément enraciné en chacun des natifs de sa ville :
À Nara, on rencontre beaucoup de personnes âgées qui, par exemple, vont saluer le soleil, pour saluer le début de la journée, puis certaines personnes vont également saluer le soleil quand il se couche, pour remercier le soleil de la journée qui vient de passer. Donc je pense que les personnes des générations anciennes, à Nara, nous apprennent vraiment à comprendre qu’il y a des choses qui existent dans le monde même si on ne les voit pas avec nos yeux… et le fait, par exemple, que les cailloux, ou les arbres, peuvent renfermer des divinités. Je pense que j’ai reçu cette transmission-là particulièrement du fait que j’ai grandi à Nara (Centre Pompidou, 2018 : 01:15:43).
S’il est permis de concevoir, à l’unisson de Leibniz et de sa doctrine d’un esprit universel, qu’un esprit unique puisse être répandu en toutes choses, alors pourquoi pas dans un haricot en passe d’être confit ? Cette manière spécifique d’habiter le monde, d’en rechercher l’adéquation, le philosophe la décrit comme suit : « chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et […] est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers » ; « par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade » (Leibniz, 2004 : 616).
Conclusion
Le cinéma de Kawase se singularise par sa vision panthéiste, une modalité particulière d’existence et de rapport à l’univers qui témoigne d’un respect ou considération ; une attention soutenue aux êtres et aux choses, qu’ils soient membres de la famille, rayon de lumière, milieu aqueux, ou prosaïques haricots bouillis. Une propension, en somme, à se mettre à l’écoute du « ki » (ou souffle vital), que l’on serait tenté de rapprocher du principe des Monades et Entéléchies développé par Leibniz dans sa Monadologie, où « tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières » (Leibniz, 2004 : 616). Dans son adaptation du roman An, la réalisatrice fait dire à la vieille Toku : « Nous sommes nés pour regarder et écouter ce monde. Alors, même sans réussir dans la vie, nous pouvons trouver un sens à notre existence. » Signe d’une attention à soi autant que conscience aiguisée d’une appartenance à un tout plus vaste, l’expérience de la synesthésie s’éprouve par l’entremise d’un corps devenu « au moins à l’égard du monde perçu, l’instrument de [sa] compréhension », pour reprendre les mots de Merleau-Ponty (1945 : 271).
Dans une veine similaire, on peut noter que le film Still the Water, réalisé un an auparavant, s’employait à mettre en relation, dans un dialogue sensuel, émotions et manifestations atmosphériques. Par le biais du montage, un jeu de correspondances tissé entre le ressenti des protagonistes et les différents états de la nature amenait à penser que la seconde influait sur les comportements des premiers – le récit donne en effet l’impression que les habitants de l’île se soumettent à la force des éléments, vivant au diapason de leur environnement, au gré des saisons. La quête d’une symbiose avec la nature s’accompagne, chez certains personnages de Kawase, d’un sentiment d’intense félicité, voire de joie extatique. « Ce qui compte, c’est de rester humble face à la nature », fait-elle dire à l’une des interprètes de son film. Cette approche cosmologique se trouve exprimée en des termes assez similaires par Teilhard de Chardin qui, dans son Hymne de l’Univers, prône lui aussi une attitude moins égocentrée, replaçant l’espèce humaine au rang de maillon seulement, au sein de la grande chaîne constituée du vivant : « Par la sensation, nous nous imaginons voir l’Extérieur venir humblement à nous, pour nous constituer et nous servir. Or ceci n’est que la surface du mystère de la Connaissance. Quand le Monde se manifeste à nous, c’est lui, en réalité, qui nous prend en lui et nous fait écouler en Quelque Chose de lui, qui est partout en lui, et qui est plus parfait que lui » (Teilhard de Chardin, 1961 : 161). Faire partager au spectateur une forme de curiosité spontanée, lui communiquer un sentiment de symbiose avec l’univers, et l’inviter à entrer dans une relation non pas de domination, mais d’humilité face à la nature, voilà qui paraît être le but poursuivi par la réalisatrice film après film. C’est en tous les cas en célébrant la vitalité des sens, et en jouant sur les effets de synesthésie, qu’elle parvient à nous faire pénétrer au plus près du vivant… Cette aptitude à faciliter ce type d’osmose, Deleuze la tient pour être l’apanage des artistes :
L’artiste est montreur d’affects, inventeur d’affects, créateur d’affects, en rapport avec les percepts ou les visions qu’il nous donne. Ce n’est pas seulement dans son œuvre qu’il les crée, il nous les donne et nous fait devenir avec eux, il nous prend dans le composé. […] L’art défait la triple organisation des perceptions, affections et opinions, pour y substituer un monument composé de percepts, d’affects et de blocs de sensations qui tiennent lieu de langage. […] Un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’événement (Deleuze, 2005 : 166-167) [49].
En collant au plus près de son sujet, Kawase donne à éprouver de l’intérieur ses sensations propres, et celles de ses personnages. Caressant de la caméra les objets de son attention (au moyen de très gros plans et cadrages macro, pour Escargot), elle ambitionne même d’étendre l’économie haptique à la sensation gustative (avec la pâte de haricots rouges des Délices de Tokyo élevée au rang de personnage principal, le temps d’une séquence les magnifiant), quand elle n’offre pas un moment de partager sa vision (en recourant à la caméra subjective dans Vers la lumière). Usant de toutes les ressources mises à disposition par son médium, et jouant de correspondances entre les sens pour en décupler l’acuité, elle fait de la caméra un instrument propice à une plus grande immersion, renforçant le dialogue entre contemplateur et contemplé. Cet « exhausteur » de sensorialité lui permet d’envisager son œuvre comme une voie privilégiée d’accès à ce qui ne se perçoit pas avec évidence, de sorte que le résultat obtenu, tout en touchant à l’universel, converge avec son ambition la plus personnelle : « Avec la caméra, j’ai commencé à me dire que ce qu’il y avait au plus profond de moi – peut-être ce qu’on appellerait notre âme –, je réussirai à le dévoiler aux yeux de tous » (Centre Pompidou, 2018 : 00:38:34). Ces expériences étant toutefois proposées par procuration – via la médiation de l’écran et d’enceintes –, le propos global viserait en finalité plutôt à amener le spectateur à conscientiser la qualité de sa présence à ce qui l’entoure (autrui, la nature), par l’intermédiaire de ce que Benjamin Thomas qualifie de « corps “antenne” en prise directe avec l’univers et qui, à sa façon, est aussi un lieu où se donne à lire effectivement la réussite ou l’échec de l’harmonie avec le monde, promesse d’une identité épanouie » (Thomas, 2009 : 25). Se rendre perméable à son environnement, s’en laisser étourdir et envahir par tous les pores, en un mot s’en enivrer, voilà sans doute le projet poursuivi par Kawase qui, en consacrant la supériorité des forces naturelles, semble former le vœu de permettre l’accès à un autre niveau de clairvoyance et de communion spirituelle avec l’ineffable, à l’image de ce précepte énoncé par Yamamoto dans son Hagakure : « La vie, dans toute sa vérité, se vit à l’instant présent […]. Personne ne semble avoir pris conscience de ce fait. Mais, dès lors qu’un homme s’y cramponne fermement, il lui devient possible d’accumuler expérience sur expérience. Et, à partir du moment où cette compréhension lui est acquise, il devient une autre personne, même s’il en a pas tout à fait conscience » (Yamamoto, 2014 : 92).
Œuvres citées
Calle, Sophie, 2011, Voir la mer, portraits d’habitants d’Istanbul filmés par Caroline Champetier. Ensemble de sept films numériques couleur sans son (durée inférieure à six minutes), présenté sur écran de télévision, dans le cadre de l’exposition Pour la dernière et la première fois (Son Kez, Ilk Kez), Chapelle Saint-Martin du Méjean, Arles, à l’occasion de la quarante-huitième édition des Rencontres de la photographie, été 2012.
Calle, Sophie, 2010, La dernière image, ensemble de treize œuvres indépendantes encadrées, composé de textes et photographies couleur (dimensions variables).
Calle, Sophie, 1986, Les Aveugles, ensemble de dix-huit œuvres indépendantes encadrées, composé de textes et photographies couleur (formats et supports divers).
Centre Pompidou, 2018, captation vidéo de la masterclasse du 24 novembre 2018 au Centre Pompidou, entretien de Kawase Naomi par Olivier Père, directeur d’Arte France Cinéma. Réalisation / production : service audiovisuel du Centre Pompidou de Paris, 124 minutes.
Kawase, Naomi, 1994, Escargot (かたつもり, Katatsumori), Japon, 40 minutes, 8 mm.
Kawase, Naomi, 1997, Suzaku (萌の朱雀, Moe no suzaku), Japon, 95 minutes, 35 mm.
Kawase, Naomi, 2014, Still the Water (二つ目の窓, Futatsume no mado), Japon, France, Espagne, 120 minutes.
Kawase, Naomi, 2015, Les délices de Tokyo (あん, An), Japon, France, Allemagne, 113 minutes.
Kawase, Naomi, 2017, Vers la lumière (光, Hikari), Japon, France, Allemagne, 101 minutes.
Mikles, Laetitia, 2008, Rien ne s’efface, France, documentaire, 52 minutes.
Teshigahara, Hiroshi, 1964, La Femme des sables (砂の女, Suna no onna), Japon, 147 minutes.
Ouvrages cités
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Textile tactile. Ce que l’expérience corporelle peut apporter à l’histoire de la mode
Élise Urbain Ruano
Université de Lille
Résumé
Cet article propose une réflexion sur les savoirs acquis par le toucher dans le domaine textile. Relevant la complexité de transmission de ces savoirs, il interroge la manière dont ils sont acquis et comment ils peuvent être utiles à l’historien de la mode en complément de ses sources usuelles, écrit et image, et enfin comment ces savoirs peuvent être transmis dans le contexte des musées, en s’appuyant sur des exemples de médiation.
Abstract
This article proposes a reflection on the knowledge acquired by touch in the textile field. Highlighting the complexity of transmitting this knowledge, it questions the way in which it is acquired and how it can be useful to the fashion historian in addition to his usual sources, writing and image, and finally how this knowledge can be transmitted in the context of museums, based on examples of mediation.
Introduction
Quand on pense à l’histoire de la mode, on visualise facilement des chronologies illustrées montrant comment évoluent les « costumes » des temps passés. On pourrait imaginer que tout n’est qu’une question de silhouettes rendues en images, faisant ainsi appel à l’expérience visuelle en faisant abstraction des autres sens. Mais se contenter de penser l’histoire de la mode uniquement par le biais de l’image ferait perdre une donnée essentielle : l’expérience corporelle du port du vêtement. Nous touchons le vêtement et sentons sa texture, en même temps le vêtement nous touche, parfois contraint notre posture, limite nos mouvements : l’expérience tactile du port du vêtement est ainsi double, à la fois sensation tactile et proprioception, c’est-à-dire la perception que nous avons de notre corps dans l’espace, perception rendue possible par la synthèse de sensations, notamment tactiles, et le sens de l’équilibre. L’objectif de cet article est de présenter une réflexion sur le caractère aussi essentiel que complexe des savoirs acquis par l’expérience tactile dans le domaine particulier du vêtement, de proposer une application de ces savoirs au domaine de la recherche historique et de poser la question de leur transmission à l’intention du public des musées.
Le toucher, le corps, sont des thèmes abordés dans les sciences sociales. Trois autrices en particulier se sont penchées sur l’art, les sens et les musées : Fiona Candlin (2010), Constance Classen (2017), et Helen Rees Leahy (2018). Les études sur le toucher et les publics des musées mènent souvent au lien entre toucher et handicap : valoriser l’expérience tactile pour les personnes privées de la vue, autrement dit compenser la perte d’un sens perçu comme majeur. Un autre thème fréquemment rencontré concerne l’aspect moral du toucher (que peut-on toucher, dans quelles circonstances ?) et son corollaire, le toucher médical : de la kinésithérapie aux massages en passant par l’acupuncture. Ce qui sous-tend tous ces propos, c’est le caractère à la fois ouvert et très intime du sens du toucher. Ouvert parce qu’on ne peut pas ne pas toucher, parce que la peau touche l’air pour nous. Intime parce que le toucher implique un rapprochement, il met en évidence la fragile barrière entre soi et le monde. Par le toucher on peut communiquer un peu de soi : de la chaleur, la texture de la peau, la sueur…et quelques bonnes ondes, si l’on en croit la capacité des câlins à nous faire sécréter des endorphines. Quant au vêtement, il est un aspect essentiel de la réflexion sur le toucher car il est la barrière de la barrière, le vêtement est une interface : il nous protège et nous affiche.
1. La sensation : le toucher et le tissu
Les qualités tactiles d’un tissu, comme la douceur, la fermeté, l’élasticité, se résument en un terme : la main. La terminologie montre bien à quel point le toucher a une importance capitale dans l’expertise textile. Les compétences liées à l’acquisition de savoirs par le toucher sont pourtant difficiles à définir. Pour tenter de les définir, l’anthropologue Christel Sola a recueilli le témoignage d’artisans dont les savoirs tactiles forment une part essentielle de leurs compétences, et parmi eux des stylistes-modélistes-couturiers. Ses recherches témoignent de la difficulté à verbaliser ces savoirs, synthétisées par l’expression « y a pas de mots pour le dire, il faut sentir » (Sola, 2007) car il n’existe pas de vocabulaire spécifique au toucher, et que si certains aspects tactiles peuvent être verbalisés, il est difficile d’en exprimer les nuances comme on pourrait par exemple le faire pour des nuances de couleur. De plus, ces compétences sont acquises par un long apprentissage qui génère des automatismes dans l’action : la conscience n’intervient plus dans le processus. Le Dictionnaire culturel du tissu reconnaît la difficulté à définir précisément le concept de douceur (Debray et Hugues, 2005 : 324-326), car sa description et son ressenti sont très variables en fonction de l’âge ou de la culture, alors qu’il est une obsession dans les secteurs industriels liés au textile. La normalisation de la production a pourtant conduit les départements R&D à chercher de nouvelles méthodes de mesure de la tactilité des textiles car la texture d’un vêtement est bien évidemment un argument de vente.
Dans un monde numérique, on voudrait bien pouvoir se passer du toucher : comment mieux vendre des vêtements en ligne, vêtements qu’on peut très bien voir mais absolument pas toucher ? Une thèse en Sciences de l’ingénieur soutenue à Lille 1 en 2012 reflète ce questionnement. Dans le résumé de Study on relations between visual and haptic perceptions of textile products, Zhebin Xue affirme qu’il « est tout à fait possible de percevoir les propriétés tactiles des tissus à travers des représentations visuelles » avec une expression très intéressante : « what is felt is always combined with what is seen » (175). Il distingue les caractéristiques de surface, comme la texture, et les propriétés mécaniques, comme la résistance ou l’élasticité. Si les premières sont considérées comme également évaluées par l’œil et le toucher, les secondes sont bien plus difficilement évaluées par l’œil seul. Le postulat est que le cerveau conserve les souvenirs des expériences multisensorielles et qu’il est capable de les convoquer à la seule vue d’une texture qui aurait déjà été éprouvée auparavant. Autrement dit, la simple vue mobilise le souvenir d’une expérience sensorielle plus complète, ce qu’on appelle la mémoire associative. Cependant, après avoir dressé la liste des moyens de percevoir les propriétés tactiles des tissus, et avoir proposé des modèles d’analyse sensorielle, Zhebin Xue reconnaît les limites de son étude qui n’est pas parvenue à proposer de modèle remplaçant définitivement le toucher.
Si on ne peut encore dispenser le client du bénéfice tactile du tissu, qu’en est-il du producteur ? Dans le domaine industriel, depuis au moins les années 1990, des études tentent de normaliser l’expertise de la main en définissant et mesurant les paramètres de cette connaissance, dans un objectif d’uniformisation et de reproductibilité. En 1997, J. Fan, W. Leeuwner et L. Hunter publient une série de trois articles sur la question de la compatibilité des tissus destinés à la conception de vestes de costume avec une série d’entoilages thermocollants[50]. Leur but est de mettre au point une méthode objective de définition et de quantification des propriétés respectives des entoilages et des adhésifs d’une part et des textiles extérieurs d’autre part, afin de créer une table de compatibilité et assurer ainsi aux producteurs une efficacité dans leur choix d’entoilage en fonction du tissu proposé par le créateur. Leur méthode consiste à comparer d’une part l’appréciation de tailleurs expérimentés à diverses associations tissu/adhésif à, d’autre part, une série de mesures comprenant l’extensibilité, la résistance à la flexion ou la déformabilité. Il s’agit d’un article scientifique tout ce qu’il y a de plus standardisé, et qui comporte donc une section « matériels et méthodes ». Dans cette section, le chercheur doit donner tous les éléments de son expérience afin de prouver sa reproductibilité. On décrit les machines, les textiles utilisés, la taille des échantillons, etc. Qu’en est-il des experts ? Ils sont décrits comme « très expérimentés » (1997 : 137) et on leur demande d’évaluer « subjectivement » les diverses compatibilités entre tissus et entoilages (138), alors que les tables de mesures fournies par les expérimentateurs sont présentées comme « objectives » (137). Ces études montrent que l’expertise est reconnue, c’est un premier point important. Elle existe et il faut la prendre en compte. Mais elle est difficilement descriptible et quantifiable, et donc difficilement normalisable. On estime que de nombreuses années d’expérience sont nécessaires pour l’acquérir. Mais aussi, et c’est important, elle est considérée comme « subjective », c’est pourquoi elle n’est pas applicable à la normalisation, elle-même fondée sur d’autres critères considérés comme « objectifs » car mesurés par des machines. On aimerait pouvoir se passer de cette chaîne d’intermédiaires entre le tissu et le résultat : la main qui touche, le cerveau qui interprète, le discours qui restitue, tous éléments dépendant de l’être humain. Serait-ce un manque de confiance en la capacité du toucher à délivrer une information fiable ? Ou bien la difficulté de normaliser la transmission de ce savoir sensible ? C’est un jugement et un mystère qui perdurent car ce questionnement a encore fait l’objet de plusieurs mémoires de recherche à l’ENSAIT[51] dont, en 2005, une Étude de la relation entre l’évaluation subjective et l’évaluation objective de toucher textile. Il existe donc une connaissance apportée par l’expertise tactile, une connaissance identifiée mais difficile à évaluer, quantifier, normaliser.
2. La compréhension. Apports à l’histoire de la mode au XVIIIe siècle
2.1. Au-delà du visuel
La difficulté à rendre compte des sensations tactiles est un paramètre à prendre en compte pour l’historien. Constance Classens a démontré que l’histoire du toucher est le plus souvent inférée, suggérée, car l’historien ne dispose pas de narration, mais doit tenter de comprendre une expérience sensorielle qui est certes encore partagée de nos jours, mais vécue différemment (Classen, 2017 : XII-XVII). En particulier, le siècle des Lumières est aussi celui qui discours beaucoup sur les sens et tente de les hiérarchiser. L’historiographie existe sur l’importance du toucher au XVIIIe siècle dans les lettres (Gaillard, 2014), comme dans les arts (Vieillard, 2010 ; Delaplanche, 2016). L’histoire de la mode est quant à elle historiquement visuelle. Les ouvrages fondateurs en français, du Costume historique d’Albert Racinet (1888) à L’Histoire du Costume en Occident de François Boucher (1965), suivis de beaucoup d’autres, constituent des encyclopédies visuelles qui ont leur utilité mais ne sont absolument pas suffisantes pour comprendre l’histoire du port du vêtement. Ces dernières années la discipline s’est renouvelée par un élargissement des sujets, comme les études sur les conditions de production des objets de mode (notamment les conditions de travail), l’intérêt pour des thématiques non explorées auparavant, comme la mode non-occidentale ou les modes queer, mais aussi par un renouvellement des méthodes. L’histoire de la mode peut ainsi être sociale, artistique, parfois même se passer d’images (Kawahura, 2019). Dans sa synthèse « Faire l’histoire de la mode dans le monde occidental », Jean-Pierre Lethuillier souligne à quel point la prise en compte de la matérialité du vêtement change la réflexion sur l’histoire de la mode : « La réalité est qu’on n’interroge pas un texte ou une image de la même manière, selon qu’on considère ou pas la matérialité des objets décrits ou représentés » (2019 : 3). Dans la seconde moitié du XXe siècle, certains chercheurs ont révolutionné la discipline en travaillant conjointement sur les sources écrites, matérielles et sur des travaux de restitution ou reconstitution de vêtements. C’est le cas notamment de Janet Arnold qui a patiemment reporté les patrons de vêtements anciens, conduisant à la production d’une série d’ouvrages (Patterns of fashion) et à la fondation d’une école, The School of Historical Dress, qui poursuit ce travail par la publication de nouvelles données et en proposant des cours de coupe et couture en se fondant le plus précisément possible sur les techniques anciennes. Entre temps, la discipline s’est enrichie de nouveaux travaux dont, pour le XVIIIe siècle, ceux d’Aileen Ribeiro qui a rapproché les résultats de l’analyse matérielle de ceux des méthodes d’histoire de l’art. Nous disposons donc à ce jour d’une abondante littérature sur les études matérielles du vêtement, en complément des études textuelles et visuelles. Mais, si on en revient à la question de l’expérience sensorielle, la constatation de la matérialité du vêtement ne suffit pas à comprendre l’intégralité de la perception de son port. En ce qui concerne le vêtement du XVIIIe siècle, les corps baleinés, l’ampleur des paniers, l’absence d’élasticité des textiles régissent la mobilité du corps. Entre tactilité (le poids, la texture des matériaux) et proprioception, le sens du toucher est évidemment mobilisé par le vêtement. Rien de surprenant donc à ce que cette expérience sensible soit commentée, qu’elle soit recherchée dans les productions artistiques, notamment dans les représentations humaines, et en particulier les portraits. À une époque qui disserte sur le toucher comme sens premier, les sculpteurs sont évalués à l’aune de leur capacité à faire ressentir la mollesse de leurs chairs de marbre. Quant aux peintres, ils tentent de faire ressentir ces effets, que ce soit par la technique (de la peinture à l’huile au pastel) pour le rendu des textures sensibles, ou par la prise en considération de la corporéité de leurs modèles. Comme on a parlé de la main d’un tissu, on peut commenter la touched’un peintre. L’objet peint aussi se touche. Au-delà des pratiques dévotionnelles, les petits portraits, qu’ils soient isolés ou intégrés dans de précieuses boîtes ou tabatières, sont conçus pour être manipulés. Le rapprochement tactile crée l’intimité entre le possesseur du portrait et le sujet de la peinture (Urbain, 2020).
2.2. L’expérience dans la recherche
L’expérience tactile est, on l’a vu, une donnée à la fois personnelle, difficile à communiquer et qui, dans l’art, peut s’exprimer à divers niveaux. Lors de la préparation de mon doctorat qui portait sur les liens entre la mode et le portrait au XVIIIe siècle, j’ai accompagné mes recherches historiques d’une pratique de la couture de reconstitution en créant, avec les techniques d’époque, un vestiaire féminin du milieu de ce siècle, en me fondant notamment sur les travaux de Janet Arnold, mais aussi en revenant aux sources écrites. Cette expérience concrète, initialement complètement détachée des recherches académiques, a eu un effet inattendu : cela m’a permis de recréer l’expérience corporelle du port du vêtement, d’expérimenter les effets de la proprioception sur les postures, pour appliquer ces connaissances nouvelles à l’analyse des œuvres ; j’en donnerai deux exemples. Premier élément du vêtement, la chemise est le vêtement de dessous pour hommes, femmes et enfants. Au XVIIIe siècle, la chemise n’a pas de coutures d’épaules comme nos vêtements actuels, elle est basée sur un rectangle de tissu coupé en deux et dans lequel on ménage un trou pour passer la tête. L’avantage de cette forme est que rien ne peut blesser les épaules, même si l’on porte des vêtements serrés, aucune couture ne viendra irriter la peau. Un autre effet de cette coupe est que cette chemise à la large encolure glisse facilement des épaules. Deuxième élément féminin très courant, le corps baleiné, ancêtre du corset, porté par de nombreuses femmes, plutôt citadines. Le modèle du XVIIIe siècle contraint la posture : il comprime le ventre et la poitrine, raidit le dos, rejette les épaules en arrière, projette le buste en avant. Un corps sur mesure, bien ajusté, est confortable mais il empêche certains mouvements : on ne peut par exemple pas ployer le haut du buste vers l’avant, ni s’assoir dans un siège profond, à moins de se contorsionner. Le simple port de ces vêtements a des effets compréhensibles pour toutes celles qui l’expérimentent, mais peu évidents pour les autres et m’a permis de mieux comprendre certaines représentations du XVIIIe siècle. La première est que la rectitude est une qualité aristocratique assurée par le port du corps baleiné : les aristocrates ont le dos bien droit et la tête haute, contrairement aux actifs qui sont penchés sur leur tâche. Cela est manifeste dans les portraits de l’actrice Mme Favart. Dans son superbe portrait peint par François-Hubert Drouais (Fig. 1) où elle porte une très formelle robe à la française sur un corps baleiné, Mme Favart porte le dos bien droit. Mais dans l’estampe d’après Carle Van Loo (Fig. 2) qui la représente en Bastienne, personnage de bergère de fantaisie, elle porte un corset (la version souple du corps, avec pas ou peu de baleines) et sa posture est très différente : le dos rond, la poitrine creusée, les épaules en avant, symbolisant ainsi une allure « paysanne ». Autre image courante au XVIIIe siècle, celle des femmes au décolleté profond, dont un sein est plus ou moins visible. Lorsque la femme peinte est en chemise, la situation est très plausible : l’absence de couture d’épaule, le large décolleté font de la chemise un vêtement très glissant. En revanche, lorsqu’un sein s’échappe du corps baleiné, la situation est beaucoup plus improbable : c’est la représentation d’un fantasme.
2.3. Application : comprendre les nuances de la mollesse
Partant de cette expérience personnelle, j’ai pu réévaluer ma compréhension des sources visuelles et textuelles. En effet, la texture d’un vêtement, sa coupe, la manière dont il contraint ou permet la mobilité des personnes qui le portent, est une donnée fréquemment présente dans les sources littéraires du XVIIIe siècle dans lesquelles ces éléments très tangibles sont directement mis en relation avec l’appréciation de la personne elle-même, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans les représentations artistiques. Un exemple frappant est le rôle frontière que joue la robe de chambre dans les distinctions sociales et de genre au XVIIIe siècle. Ce vêtement, très à la mode chez les hommes comme les femmes, porte avec lui tout un imaginaire de mollesse exotique clairement en opposition avec la valeur de contrainte associée au costume civil européen : mollesse ou dureté font la femme ou l’homme, le dilettante ou le héros. Les robes de chambre larges, vastes, parfois doublées, ne sont pas conçues pour la mobilité mais pour le confort et la détente de ceux qui peuvent se permettre des loisirs, c’est le vêtement de l’otium. Mais luxe et mollesse portent en eux une valeur négative, en particulier chez les hommes. En 1759, le poème Le luxe, première cause de la décadence de Rome se clôt par une adresse aux Français, ces « nouveaux Romains » qui sont un peu trop tentés par la mollesse du luxe : « Redoutez la mollesse, & déclarez la guerre / Au Luxe, qui dompta les vainqueurs de la Terre ». Les hommes fiables et solides sont aussi ceux qui portent des vêtements nets et rigides. L’archétype de ces valeurs est le roi Frédéric II de Prusse, unanimement reconnu comme un homme d’action, mais aussi comme quelqu’un qui ne quitte jamais ses bottes et son habit militaire, vit frugalement et refuse de porter une robe de chambre, une « mollesse indigne d’un soldat » (1989 : 476). En France en 1741, une ordonnance royale enjoint même les généraux à « faire entendre à tous ceux qui sont sous leurs ordres, que l’esprit militaire s’accorde mal avec la mollesse & le luxe » ; « la mollesse du luxe affaiblit le courage, avilit et dégrade l’humanité », affirme Giacinto Sigismondo dans son Discours de la nature et des effets du luxe (1768 : 16). D’ailleurs, les Orientaux, puisqu’ils sont adeptes de ces vêtements mous, sont considérés comme mous de caractère dans la plupart des récits des XVIIe et XVIIIe siècles, à commencer par les récits de voyage de Jean-Baptiste Tavernier qui plante le décor : « Les monarques Othomans, & generalement tous les Princes de l’Asie quelques vaillans qu’ils ayent esté, ont toûjours eu un grand panchant à la volupté & à la mollesse, & ont trouvé de grans charmes dans l’oysiveté. » (Tavernier, 1676 : 529). Ce ne sont donc pas des ennemis bien coriaces et ils peuvent ainsi servir de contre-exemple à la valeur militaire comme dans un éloge du duc de Sully (maréchal de France sous Henri IV) publié en 1763 : ce valeureux guerrier qui méprisait la mollesse (Mascarany, 1763 : 48) était vaillant au combat : « ce n’étoit pas des Persans plongés dans la mollesse qu’il se proposa de vaincre, c’étoit une nation belliqueuse dont la valeur fut dans tous les temps l’admiration du monde » (16). La robe de chambre, mol accessoire du luxe, est aussi celui de la vieillesse et de l’infirmité. Il est encore celui de l’intimité et des moments de faiblesse, comme dans l’anecdote relatée par Mme du Hausset, femme de chambre de Mme de Pompadour, qui doit aider Louis XV pris de malaise dans la chambre de sa favorite, à rentrer chez lui discrètement. Tous trois en chemise et robe de chambre, il se crée entre eux une intimité liée à la crainte du roi de se faire surprendre dans un tel moment de faiblesse (du Hausset, s.d. : 65).
Cependant il existe au même moment une autre perception de la mollesse, qui est complètement opposée : c’est une mollesse séduisante, liée à la beauté, surtout féminine, que les artistes tentent de retranscrire sur la toile depuis la Renaissance et qui est encore commentée par les théoriciens français aux XVIIe siècle sous le vocable italien morbidezza. C’est ainsi qu’André Félibien, dans ses Entretiens, qualifie les corps peints par Le Corrège comme des exemples à suivre(Félibien, 1666 : 233-234). On retrouve régulièrement une appréciation de la mollesse des corps peints dans la critique d’art, qualité féminine et défaut masculin. Une thèse de médecine publiée en 1765 résume ainsi que « ce qui forme essentiellement la beauté du corps féminin serait chez l’homme un défaut remarquable de mollesse et de mauvaise constitution » (L’Avant-coureur, 1765 : 346).
Comment les hommes peuvent-ils alors justifier ce goût pour un vêtement mou qui risque de les efféminer ? C’est un autre aspect de la mollesse qui est revendiqué par certains hommes pour s’abandonner à la robe de chambre : celle qui libère de la contrainte de la parure, la mollesse du négligé. Si en 1736 Voltaire proclamait son goût pour « le luxe, et même la mollesse, tous les plaisirs, les arts de toute espèce » (Le Mondain), ses contemporains célèbrent quant à eux la liberté gagnée par l’abandon du joug du costume civil. L’habit d’Arménien de Jean-Jacques Rousseau est tout en souplesse, sans forme ; Denis Diderot vit littéralement dans sa robe de chambre et revendique à plusieurs reprises dans ses lettres à Sophie Volland son allure d’ermite mal rasé (1876 : 488-654). Bien évidemment il ne s’agit pas de n’importe quelle robe de chambre : il ne faut pas qu’elle soit neuve, trop raide, la robe de chambre serait alors disqualifiée car elle perpétue la contrainte honnie. C’est ainsi que progressivement ce vêtement mou devient un attribut masculin. Les portraits de philosophes évoluent à partir des années 1770 pour intégrer, à la place des usuels drapés à l’antique, de véritables robes de chambre. Et dès lors, quand des femmes prétendent à leur tour quitter la contrainte des vêtements formels pour ouvrir leur esprit en détendant leur corps, elles sont moquées. Louis-Sébastien Mercier (1994 : 1155) ridiculise les prétentions des Françaises qui vont philosopher en déshabillé, à l’instar des Anglaises dont les blue stockings, traduites en « bas-bleus », à l’origine refus du formalisme pour des réunions majoritairement féminines, deviennent très vite synonyme de pédanterie orgueilleuse et ridicule.
La mollesse comprend donc à la fois un ressenti de texture et un jugement de valeur à connotation variable selon le sujet concerné mais aussi selon l’époque et la langue. J’ai été confrontée à un obstacle lorsque j’ai eu l’opportunité de présenter mes travaux en langue anglaise. Comment traduire toutes les nuances de la mollesse ? Comment faire s’entendre et se répondre softness, mollesse et morbidezza ? Trois langues, trois termes qui couvrent des ensembles de sensations qui se recoupent pour certains aspects mais s’ignorent pour d’autres. Comment communiquer la sensation de ce que la main effleure, caresse, presse ou empoigne ? La variété des nuances parfois intraduisibles d’une langue à l’autre prouve bien que l’expérience du toucher est un phénomène culturel. Si tous les humains touchent et ressentent ce qu’ils ont touché, la manière d’exprimer ce ressenti varie d’une langue et d’une culture à l’autre. Dans Les sens en mots, David Le Breton suggère ainsi que si les mots manquent, « il faudrait réinventer la langue car on est prisonnier de la morale qu’elle implique, de la vision, c’est une métaphore visuelle d’ailleurs, de la vision du monde qu’elle contient en elle » (Gélard, 2017 : 94). La médiation du savoir sensible est elle aussi culturelle : selon son milieu, on donne la priorité à certaines sensations tactiles par rapport à d’autres, on sélectionne ce qu’on a été éduqué à reconnaître.
3. La transmission. Quels modes de transmission de ces savoirs acquis ?
Comment la médiation peut-elle aider à transmettre les données de l’expérience tactile dans le contexte des musées ? Le domaine de la médiation sensorielle est en plein essor et de nombreuses expériences prouvent que l’usage des sens, et du toucher en particulier pour ce qui concerne notre sujet, permettent de communiquer au public des informations complexes de manière efficace.
3.1. Qu’est-ce qui s’oppose au développement de la médiation par le toucher ?
Il est difficilement envisageable de faire toucher les œuvres des musées par le public. Pour les objets textiles en particulier, souvent les pièces anciennes conservées sont celles qui ont été les plus précieuses ; ces objets sont donc particulièrement fragiles. Il est évidemment de notre devoir de tout faire pour permettre aux générations futures de profiter tout autant que nous de ces objets, et leur manipulation est généralement dommageable. Cependant, au-delà de ces motifs évidents et indiscutables qui rendent difficile le toucher des œuvres, il existe d’autres aspects plus symboliques qui éloignent le toucher du musée. Dans Museum Bodies, Helen Rees Leahy a montré pour son objet d’étude, les musées britanniques, comment le développement de l’institution muséale s’est accompagné d’une discipline des corps (Rees Leahy, 2018 : 140-150). Selon Constance Classen, c’est l’idée que le toucher est un sens trivial et bas qui l’empêche d’être intégré aux musées d’art. Elle remarque que parmi les structures culturelles qui ont fait appel en premier à la multisensorialité, on trouve les musées des sciences, mais aussi ceux d’ethnographie. Comme si un sens primitif était bien adapté à la description d’une peuplade jugée primitive, mais pas du tout par contre au caractère supérieur des beaux-arts. Constance Classen ajoute le fait que dans cette logique, faire entrer des sens si bas au musée ne servirait qu’à attirer des populations de basse culture, toute sensualité et sans intellect, ce qui pervertirait le public select et intellectuel attendu. Elle soulève le risque de laisser le privilège de la sensorialité au marketing : finalement, c’est dans les boutiques de musées qu’on trouve de quoi faire appel à tous les sens (Classen, 2017 : 139-141). Comme le synthétise Christian Bromberger dans le numéro spécial « Toucher » de la revue Terrain en 2007, en se fondant notamment sur d’autres travaux de Constance Classen : « Au musée, comme dans la vie sociale, les sens nobles de la vue et de l’audition ont relégué le toucher au rang des archaïsmes suspects, réservés à l’intimité » (2007 : 6).
3.2. Ne pas toucher, vraiment ?
« Ne pas toucher » est l’injonction la plus couramment associée à la visite au musée. Si certaines institutions dressent des listes enjouées de ce qu’il est autorisé de faire, plutôt que la rébarbative liste des interdictions, d’autres expliquent les motifs de l’interdiction de toucher dans un langage accessible, comme sur le portail internet du réseau des musées de la Nouvelle-Aquitaine (alienor.org) dont une page répond à la question « Pourquoi doit-on toujours faire attention dans un musée ? ». La restauratrice Cathy Bond donne les mêmes explications dans un article destiné à un public adulte et dont le titre met en valeur la tension entre le désir et interdiction : « Pourquoi on aime toucher l’art, et pourquoi il faut s’abstenir » (Bond, 2020). Le toucher y est décrit comme un moyen de connaissance non seulement des matériaux qui composent l’œuvre, mais aussi de ses processus de fabrication et le désir d’y recourir y est pleinement reconnu. Ainsi, au-delà de l’interdiction, donner les moyens de toucher est devenu un objectif de plus en plus répandu pour les équipes chargées de scénographie et de médiation. Cependant, aux nécessaires dispositifs de protection des œuvres et à l’image de sanctuaire associée au musée, s’est ajoutée en 2020 la pandémie de covid, ce qui a imposé une remise en question de l’application de ces dispositifs alors en pleine expansion. Un article écrit en 2021 par Juliette Dorn, du Master en muséographie-expographie de l’Université d’Artois, synthétise la manière dont différents lieux culturels ont dû adapter aux consignes sanitaires des dispositifs tactiles (Dorn, 2021).
Heureusement, de nombreux musées poursuivent l’objectif de faire entrer le toucher au musée. Au musée de la Piscine de Roubaix, le « parcours des sens » a été imaginé et mis en place dès 2001 par Christian Astuguevieille et Florence Tételain. Pour l’aspect tactile, il s’agit d’un grand meuble à tiroirs que le visiteur est invité à ouvrir pour y découvrir et toucher la matière (souvent textile) qui y est placée, parfois sans même la voir. Le meuble a dû être enlevé lors de la pandémie de covid et n’a pas retrouvé sa place depuis. L’équipe de médiation du musée[52] est cependant toujours motivée pour faire perdurer ce parcours sensoriel. Une sculpture à toucher, masquée par un coffrage, et dont quelques ouvertures permettent seulement aux mains de se glisser pour en prendre connaissance, est ainsi à disposition des visiteurs dans le parcours des collections permanentes. Un nouveau dispositif devrait voir le jour : une penderie dans laquelle on pourrait toucher les vêtements et qui serait bien adaptée à des visites de groupes. L’intention de ce projet est de rendre le musée toujours plus accessible avec l’idée qu’un premier abord sensoriel est un bon moyen de communiquer, outre les enfants, avec des populations éloignées du musée. On pensera aux personnes porteuses de handicap mais aussi au public non francophone. Dans tous les cas, les services de médiation veulent mettre l’œuvre au centre de la réflexion, dans sa symbolique mais aussi dans sa matérialité et ce même dans les dispositifs numériques. Ainsi, les tablettes de jeux destinées aux enfants ne montrent jamais l’œuvre en entier : l’enfant ne peut donc se dispenser de se confronter à l’œuvre s’il veut réussir le jeu. Ainsi, même si le musée accueille avec plaisir les projets de médiation numérique, le tactile y est toujours considéré comme plus pérenne que les outils numériques.
Autre exemple d’intervention, plus ponctuelle, et en lien avec la mode du XVIIIe siècle, il s’agit de la reconstitution d’un ensemble de vêtements à l’occasion d’une exposition sur la conception des vêtements aux XVIIIe et XIXe siècles présentée par le musée d’Orange en 2022. La ville a été à partir des années 1760 le siège de l’activité de la manufacture d’indiennes Wetter. Le musée conserve notamment une série de cinq grands tableaux illustrant la production textile au XVIIIe siècle dont l’un montre au premier plan un contremaître de la fabrique doté d’un superbe habit complet d’indienne[53]. Le couturier Thierry Guien, spécialisé dans le vêtement provençal historique, a reconstitué cet habit au moyen de techniques traditionnelles d’impression sur étoffe qui existent toujours en Inde. L’habit est présenté devant l’œuvre, dans la même position que sur le tableau, l’enveloppe textile prend ainsi vie. De plus, la médiation se poursuit avec une volonté de partager les sensations textiles. C’est non seulement la matérialisation du personnage costumé qui est ici présentée, mais tout le cheminement de production de la toile, que les visiteurs ont été invités à toucher. Thierry Guien explique que les « 16 tiroirs [d’un meuble présenté au centre de la salle d’exposition] attendent de vous offrir leurs trésors, à vous de les ouvrir si vous êtes curieux ». Sur le dessus du meuble on trouve « tout le processus de conception et fabrication de la toile rouge qui a servi à réaliser les vêtements du contremaître » (entretien avec le créateur). Tout l’intérêt de cette présentation est, dans l’esprit de l’histoire vivante, de donner à voir et à toucher au public, de matérialiser les images des peintures anciennes, les rendant ainsi bien plus accessibles, et de comprendre les processus de fabrication.
On pourrait multiplier les expériences tactiles, de l’exposition itinérante Prière de toucher conçue par les équipes du musée Fabre de Montpellier, initialement en partenariat avec le musée du Louvre, accompagnées dès l’origine du projet par des personnes non et malvoyantes (dossier de presse). L’exposition, présentée au Palais des beaux-arts de Lille du 20 octobre 2022 au 12 mars 2023, a donné au musée l’opportunité de « repenser le parcours permanent de sa Galerie des sculptures, en mettant à la disposition de tous les visiteurs et de manière pérenne de nouveaux dispositifs sensoriels » (dossier de presse). Le FIDM[54] Museum propose quant à lui Please Touch, une œuvre issue des collections d’étude, placée dans la bibliothèque et explicitée par un cartel et une bibliographie directement disponible en salle. Le musée Réattu d’Arles va encore plus loin puisqu’avec « Le musée au bout des doigts », dans le « musée parallèle » qui propose depuis 2019 une salle dédiée aux dispositifs multisensoriels, c’est une œuvre authentique que le public est autorisé à toucher « le plus délicatement possible », actuellement[55] un buste de marbre du XIXe siècle[56]. Signe des temps, le musée du Louvre a fait évoluer sa « galerie tactile », créée en 1995 : initialement dédiée au public malvoyant et non voyant, son usage a ensuite été élargi aux enfants, et depuis septembre 2023, cet espace, désormais nommé « l’espace de découverte de la sculpture », se propose de faire découvrir à tous les œuvres par le biais du toucher (communiqué de presse).
3.3. La proprioception
La proprioception, soit l’ensemble des sensations résultant de la perception qu’a l’homme de son propre corps dans l’espace, est une autre donnée sensible liée au toucher, mais plus complexe à mettre en œuvre. En effet, les exemples de médiations donnés précédemment font appel à un toucher du bout des doigts voire à une prise en main de l’objet. Ils sont aisés à créer et à mettre en œuvre. Il est plus rare de faire appel aux sensations du corps dans son ensemble. Pourtant, comme le rappelle Georges Vigarello en citant le scientifique Charles Bell, dans un article sur la main de 1837 : « Il faut ressentir de l’intérieur la manière dont nous exerçons une pression sur les objets pour que nous puissions, effectivement, avoir des mouvements qui se révèlent efficaces. Et sous-entendu, pour que ce soit des mouvements coordonnés, c’est-à-dire pour coordonner la gestualité, il faut être conscient à la fois de l’intention qu’on a, pour mouvoir le corps, et de l’impression que l’on ressent, pour pouvoir le mouvoir de façon subtile, organisée, équilibrée » (Gélard, 2017 : 112).
Une exposition de mode a proposé une nouvelle manière de présenter les vêtements. Le catalogue de cette exposition, Dangerous Liaisons, fashion and furniture in the 18th century (Koda et Bolton, 2006) met en évidence les postures imposées par les vêtements des élites du XVIIIe siècle et les interactions avec un mobilier fragile et complexe. La sociabilité des élites françaises du XVIIIe siècle fait appel à un grand nombre de règles non écrites, et parmi celles-ci la capacité à évoluer, vêtu de tenues contraignantes par leur volume ou la limitation des mouvements qu’elles imposent, dans des intérieurs dotés de meubles qui se multiplient, dont les usages sont spécifiques, parfois cachés par différents mécanismes, et souvent fragiles (Hellman, 1999). Le changement des modes influence le mobilier, causant par exemple un retrait des accoudoirs des fauteuils à mesure que les paniers des robes prennent de l’ampleur, mais le mobilier influence aussi la manière de se mouvoir. Les vêtements présentés dans les saynètes de l’exposition donnent l’illusion de mouvements en cours. Loin de la présentation usuelle sur des mannequins debout, verticaux et statiques, l’interaction corps-vêtement-mobilier est manifeste, par exemple dans la manière dont un mannequin féminin s’allonge sur un fauteuil (Koda et Bolton, 2006 : 112-113) : le corps baleiné empêche le buste de se ployer complètement et contraint la position assise. On peut aussi voir la manière pour un homme de s’agenouiller (Koda et Bolton, 2006 : 92-93) : l’ampleur à l’arrière de la culotte permet de plier un genou, mais l’absence d’élasticité du tissu, ainsi que la coupe très ajustée sur le buste laisse peu de latitude quant à la position des bras et de la seconde jambe, position que l’on retrouve par exemple dans le tableau L’Enseigne de Gersaint de Jean-Antoine Watteau (1720, château de Charlottenburg). L’exposition La Mécanique des dessous, présentée au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 2013, permettait quant à elle aux visiteurs de tester des fac-similés de corsets, crinolines et autres dessous plus ou moins rigides dans une salle dédiée et ornée de miroirs. Chacun pouvait ainsi se faire une idée de la mobilité d’un corps vêtu selon les normes des siècles passés.
3.4. Retour sur expériences
L’impossibilité de toucher, la mise à distance des objets par les vitrines ou les basses luminosités, voire leur absence et leur substitution par des images, œuvres d’art ou reproductions…je me suis trouvée face à ces contraintes dans la conception de médiations autour de l’histoire de la mode. Je voudrais partager deux de ces expériences réalisées au musée du Luxembourg à Paris.
3.4.1. Joséphine : touché !
L’exposition Joséphine qui s’est tenue en 2014 faisait la part belle au vêtement avec de nombreuses pièces originales, robes et accessoires, une large iconographie, mais absolument rien à toucher. Le thème de la médiation, destinée à un public plutôt adulte, était de présenter un panorama de la mode au cours de la vie de Joséphine de Beauharnais entre les années 1780 et 1810. Comment faire comprendre au mieux ces bouleversements de la mode qui reflètent les évolutions politiques et sociales et qui se manifestent certes par la ligne générale de la silhouette, élément compréhensible par le visuel, mais aussi par le textile et la structure interne des vêtements ? J’ai proposé un parcours en deux étapes, la première dans l’exposition, la seconde dans l’atelier. Pour faire comprendre la structure, ce qui se cache sous les robes, j’ai pris le parti de dessiner devant les visiteurs les éléments principaux de la silhouette, couche par couche, auprès des images correspondantes, essentiellement des portraits. J’avais aussi préparé des carnets d’échantillons textiles distribués aux participants, qui pouvaient ainsi toucher des matières semblables à celles qui étaient représentées en peinture ou protégées par les vitrines. Ces carnets comprenaient des nuances de textures difficiles à faire comprendre par le discours ou l’image, comme différents tissages de soie, ou encore des échantillons de coton et de lin d’aspect semblable. Soie, coton et lin sont des matières à enjeu politique important pendant la période considérée. Rappelons par exemple que la France et l’Angleterre étaient concurrentes sur le marché international du coton, mais que les plus grandes qualités et finesses de coton, dont Joséphine était adepte, étaient anglaises. Napoléon Ier voulait pour sa part privilégier l’usage du lin pour le linge, et l’une des légendes associées au couple impérial veut que Joséphine ait tenté de faire passer du coton pour du lin aux yeux de son époux. Faire toucher des échantillons de fines toiles de lin et de coton s’est révélé un moyen efficace de faire comprendre ces questions de texture et de finesse.
La seconde partie de la médiation se déroulait dans l’atelier, une salle à part où l’on pouvait approcher une robe et la détailler. Nous avons eu la chance de nous faire prêter un costume de scène de l’Opéra de Paris avec autorisation de le toucher, donc une version non historiquement correcte dans ses détails[57] mais dont l’allure générale, notamment la succession des couches et des textures, était satisfaisante. La tenue était composée d’une robe, d’un spencer et d’un châle de type cachemire. Les visiteurs, très hésitants et surpris au début, car très bien formés à ne jamais rien toucher au musée, ont fini par s’autoriser à approcher et entrer en contact. J’ai animé le moment en présentant les 1001 manières de nouer son cachemire, en me fondant sur des gravures de mode. Cette médiation a connu un beau succès avec des groupes toujours complets et des retours très positifs des visiteurs. La possibilité de toucher a créé un rapprochement avec ces objets usuellement si inaccessibles.
3.4.2. Les Tudor : vivre la posture
L’année suivante, en 2015, il s’agissait de jeunes publics (6 à 12 ans) qui venaient découvrir une époque complexe d’un point de vue politique et religieux avec la création de l’église anglicane et violente avec la succession des épouses d’Henry VIII et le décès prématuré de son fils et successeur Edouard VI, éléments délicats à présenter quand on s’adresse à des enfants. Le portrait a été choisi comme point d’accès à la thématique de l’exposition avec un objectif : proposer aux enfants d’incarner ces personnages en comprenant qui ils étaient et en quoi leur image était codifiée, par le costume mais aussi la posture. La première partie dans l’exposition consistait en une visite guidée classique en insistant sur la fabrique du portrait : l’identité révélée, les costumes et accessoires, les couleurs, et bien sûr la posture qui distingue la reine de la princesse, le chevalier du roi. Dans l’atelier, les enfants étaient invités à se créer un personnage. Ils avaient à leur disposition des reproductions grand format des portraits vus dans l’exposition, des silhouettes au trait à compléter par des coloriages pour mettre leurs idées sur le papier, et surtout un assortiment de costumes et accessoires. J’ai créé des pièces textiles qui s’assemblaient au moyen de scratches pour former des vestes et des capes, des jupes et des robes, des emmanchures et des garnitures de fourrures selon la manière dont on les combinait, avec des accessoires comme les regalia (sceptre, orbe, couronne), des dagues, gants, bijoux et fleurs, notamment une rose Tudor. Les enfants devaient se créer un personnage, composer une tenue avec ses accessoires et expliquer leur choix. Par exemple, un enfant choisissait des vêtements rouges car royaux, une rose pour s’identifier à la dynastie Tudor, le signe d’un ordre de chevalerie, etc. Ils s’habillaient, choisissaient leur posture et ils étaient photographiés. L’atelier s’est terminé par une réunion autour de la table et des photographies imprimées, ce qui a permis aux enfants de découvrir le portrait qu’ils avaient créé et de commenter le rendu. La variété des modèles à disposition était grande parmi la dynastie Tudor : hommes et femmes, adultes et enfants, rois et reines, chevaliers et princesses. Les enfants avaient toute liberté pour suivre ces modèles ou créer de nouveaux personnages. Ils ont ainsi compris la dignité associée à la position assise associée à la mise en valeur des regalia, le dynamisme de la position debout, ou encore la démonstration de puissance liée au déploiement du buste encore renforcé par l’écartement des jambes et des bras et les mains posées sur les hanches, posture typique du roi Henry VIII qui avait été transmise par le portrait à son jeune fils Edouard VI. Ils ont pu comparer cette attitude à la réserve attendue des portraits de princesse dans une pose plus resserrée autour du buste avec la moitié inférieure du corps qui disparaît sous les jupes.
Dans ces deux cas, il nous a semblé que de nombreuses informations ont été ainsi transmises de manière plus efficace que si je m’étais contentée d’un commentaire sur les œuvres en comptant sur la passivité d’un auditoire simplement réceptif. Des enjeux de politique internationale liés au commerce du coton au début du XIXe siècle, ou la création de la robe « Empire » comme résultat du rejet de la silhouette corsetée d’Ancien Régime, jusqu’à la volonté d’une image royale unifiée dans l’Angleterre du XVIe siècle, des notions complexes ont ainsi été transmises par l’opportunité donnée aux visiteurs d’exercer leur sens tactile.
Conclusion
Cet article est un plaidoyer affirmé pour l’intégration des savoirs manuels, tirés de l’expérience, dans la réflexion académique. Mes recherches doctorales nécessitaient une analyse des pratiques vestimentaires et du ressenti d’une époque, avec les deux sources principales de l’historien : l’image et l’écrit. Mais ma réflexion a été très enrichie par des savoirs complémentaires, que j’ai acquis de manière non raisonnée, parcellaire, sûrement perfectible : ce sont les aléas de la méthode empirique. Ces savoirs procèdent d’une expérience sensorielle : l’expérience corporelle du port du vêtement, qui ne demandent qu’à être valorisés et partagés.
Ouvrages cités
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Quelle rhétorique pour la transmission d’un savoir olfactif ?
Rémi Digonnet
Université Jean Monnet de Saint-Étienne
Résumé
Cet article vise à montrer les stratégies discursives d’un parfumeur pour rendre effective la transmission d’un savoir olfactif réputé complexe. Outre l’existence de différents ressorts linguistiques pour raconter l’odeur, qu’ils soient discursifs, contextualisants ou conceptualisants, l’analyse de l’ouvrage Aphorismes d’un parfumeur de Dominique Ropion (2018) révèle l’orchestration d’une rhétorique particulière de la part du parfumeur pour transmettre son savoir.
Abstract
The aim of this article is to show the discursive strategies used by a perfumer to make the transmission of a reputedly complex olfactory knowledge effective. In addition to the existence of various linguistic resources to talk about smells, whether discursive, contextualizing or conceptualizing, the analysis of Dominique Ropion’s book, Aphorismes d’un parfumeur (2018), reveals the orchestration of a particular rhetoric on the part of the perfumer to transmit his olfactory knowledge.
Introduction
Grâce à l’analyse linguistique d’un corpus, Aphorismes d’un parfumeur de Dominique Ropion (2018), cette étude vise à montrer quels sont les multiples rouages rhétoriques mis à disposition du parfumeur pour transmettre une expérience sensible (Dubois et al., 2021). À partir d’un babélisme discursif apparent lorsqu’il s’agit de parler des odeurs, il s’agira ici de dépasser la simple accumulation des procédés linguistiques (Winter, 2019) pour tenter d’en comprendre les rouages rhétoriques. L’étude des aphorismes, brefs énoncés résumant une théorie ou un savoir, visera à mieux comprendre les différentes stratégies discursives du parfumeur pour la transmission d’un savoir olfactif, qu’ils relèvent du lieu commun ou d’une signification synthétique. Pour justifier l’existence d’une construction rhétorique savamment orchestrée, cette analyse de corpus sera l’occasion d’interroger la transmission des savoirs sensibles par le texte à partir de trois figures rhétoriques emblématiques : l’hypotypose pour une reproduction apparemment fidèle d’un sens grâce à l’effet de réel qu’elle induit, l’analogie dont la tentative de réel va de pair avec celle de transmettre autrement la sensation et enfin la métaphore (Speed et al., 2019) ancrée dans l’irréel, force innovante, mais également prompte à la trahison du domaine sensible.
1.Vers un babélisme olfactif ?
1.1. Le discours
Parmi la quinzaine de lexies existantes pour dire l’odeur (« odeur, parfum, puanteur, senteur, haleine, fumet, vapeur, souffle, arôme, bouffée, exhalaison, bouquet, relent, pestilence, miasme, effluve, fragrance »), l’analyse quantitative du corpus à l’étude affiche une prépondérance nette pour les termes « parfum » et « odeur », et dans une moindre mesure aux termes « senteur, fragrance, effluve, bouquet ». Mais, en prenant en compte le sémantisme des lexies, c’est bien l’odeur qui arrive en tête de classement, reléguant le terme « parfum » à la quatrième position, une fois soustraites les occurrences relevant de l’objet marketing. La soi-disant variation lexicale semble corroborer l’analyse d’autres corpus, qu’ils soient littéraires ou généraux. En guise d’illustration, l’analyse lexicale d’un roman naturaliste, typique du XIXe siècle comme Le Ventre de Paris de Zola (1873), affiche une écrasante fréquence du terme « odeur » au détriment de ses synonymes, à hauteur de six occurrences pour une avec ses concurrents directs « parfum » ou « puanteur ». Autre illustration, la base de données Frantext répertorie plus de 10 000 occurrences pour « odeur » lorsque son concurrent direct « parfum » en comptabilise la moitié. Pour résumer, l’apparente variation lexicale du domaine de l’olfaction parait plutôt limitée dans les faits pour laisser place à l’émergence d’un prototype lexical (Candau et Wathelet, 2011). Si un certain nombre d’appellations sont mises à disposition de la langue française pour dire la substance olfactive, en réalité, on observe davantage l’omniprésence de la lexie « odeur » en sa qualité de prototype olfactif.
Au sein du corpus, la présence d’un prototype attesté, reflet d’un lexique hautement prototypique du monde de l’olfaction, ne doit cependant pas faire oublier les différentes stratégies morphologiques pour signifier la quantité et la qualité olfactives. Un enrichissement morphologique est à l’œuvre pour signifier l’absence d’odeur par préfixation « inodore » ou la présence de celle-ci par suffixation « odorant » (43), « odoriférant » (63). Un enrichissement syntaxique permet également de préciser la quantité olfactive, qu’il fasse appel aux ordinaux « odeur de premier plan » (39) ou aux cardinaux « une cinquantaine d’odeurs » (57). La qualité olfactive, quant à elle, s’illustre par antéposition « mauvaiseodeur » (101) ou postposition « odeur boisée » (67), sans oublier la composition nominale « odeur de pomme verte » (91). Les combinaisons apparaissent dès lors nombreuses au regard des adjectifs qualificatifs possibles, voire infinies, s’agissant de la composition nominale à l’aide de la préposition « de » (« odeur de x, y, z »). Le corpus illustre bien cet enrichissement du prototype olfactif par relation inter-nominale avec 89% d’occurrences du type « odeur de x » tel « odeur de rose » (18) et seulement 11% d’occurrences du type « x d’odeur » tel « compositeur d’odeurs » (70). L’odeur apparait ainsi peu qualifiante et au contraire nécessite souvent d’être qualifiée. Ainsi, le prototype olfactif, extensif, mais peu intensif (Paillard, 2000 : 132), gagne-t-il en intension grâce à la morphologie et la syntaxe.
Si, en termes sémantiques, la qualification d’une odeur semble infinie, le corpus illustre cependant une hiérarchie des catégories sémantiques des odeurs. L’odeur y est le plus souvent qualifiée par la source (60%) et l’effet (22%) puis viennent la familiarité (9%), l’intensité (5%) et l’hédonicité (4%). Les deux catégories principales pour qualifier une odeur sont effectivement l’effet et la source comme le soulignent Rouby et Bensafi (2002 : 147). En fonction du corpus choisi, composé de néophytes ou d’experts, davantage orienté vers le ressenti d’une odeur ou sa nature, on peut aisément comprendre que source ou effet se disputent la première place des catégories sémantiques pour décrire une odeur. La source de l’odeur, prépondérante dans le corpus est elle-même sujette à variations, de la molécule au divin : « odeur de para-crésol » (42), « odeur de chimie » (24), « odeur de sable » (42), « odeur de cèdre » (18), « odeur de fauve » (30), « odeur de poupée » (18), « odeur de chair féminine » (67), « odeur de sainteté » (67). La représentation des divers règnes : minéral, végétal, animal, humain, voire divin, fait montre de miscellanées sémantiques pour dire l’odeur.
Si l’étude du groupe nominal affiche une forme prototypique prépondérante « odeur » largement sujette à enrichissement sémantique, l’analyse du groupe verbal illustre une autre forme prototypique « sentir » sujette, elle, à enrichissement syntaxique. En d’autres termes, le même verbe pivot permet d’indiquer tout autant l’émanation d’une odeur à l’aide d’une structure copulaire « Ça sent la rose ou la tubéreuse et pas autre chose » (47) que la perception de celle-ci à l’aide de structures agentives « À force de sentir les choses, de scruter le détail » (84) ou experientielles « Je peux les sentir, les laisser venir à moi » (60). C’est donc la syntaxe qui opère pour signifier différemment la directionalité (émanation avec parcours de l’odeur au nez ou perception avec parcours du nez à l’odeur) et l’agissant (perception volontaire quand le nez recherche activement une odeur « scruter le détail » ou perception involontaire lorsque le nez perçoit une odeur de manière involontaire « les laisser venir à moi ») de l’événement. L’étude du corpus révèle par ailleurs une prépondérance pour l’odeur à être objet (47%) tel « Il me semble souvent que j’avale une odeur » (63) plutôt que sujet (24%) de l’événement tel « car une odeur ne se marie pas à la peau » (65), ce qui semble correspondre à un point de vue anthropocène de l’homme face à son environnement, largement réifié pour mieux l’appréhender.
1.2. Le contexte
Depuis la madeleine de Proust, la contextualisation des odeurs et des saveurs est largement reconnue (Candau, 2009). Cet épisode, à lui seul, résume le lien fort qu’il existe entre une odeur et son contexte. Le corpus étudié ne fait pas mystère d’une contextualisation de l’odeur étant donné qu’il plonge régulièrement le parfumeur dans ses souvenirs d’enfance : « J’avais associé l’odeur de patchouli à la cave et l’essence de rose turque à celle des gaufrettes à la framboise des goûters de ma grand-mère » (18). Ainsi, pour le parfumeur, le contexte permet-il l’association d’une odeur experte « essence de rose turque » à une odeur banale « gaufrettes à la framboise » largement contextualisée « des goûters de ma grand-mère ». Au-delà de la contextualisation, c’est parfois la co-textualisation qui est à l’œuvre pour tenter de nommer une odeur : « Cela donnait d’étranges conversations : ‘Tiens, je sens de la gaufrette à la framboise. – Oui, tu as raison, c’est bien une odeur de poupée’ » (18). Ce n’est plus le contexte qui permet d’identifier l’odeur, mais le cotexte, c’est-à-dire le discours « Tiens, je sens de la gaufrette de framboise » en tant que tel qui précède l’identification « c’est bien une odeur de poupée ». Le cotexte, qu’il soit monologué ou conversationnel, permet cette progression lexicale pour trouver au plus juste l’identification de l’odeur et par là même son appellation.
L’odeur étant une substance réputée pour être subjective (Vassiliadou et Lammert, 2011), localisée (Serres, 1985 : 223) et éphémère (Roudnitska, 1996 : 102), il apparait probable que la contextualisation énonciative du parfumeur soit visible dans son discours (Tamba, 2011 : 142). L’autorité du parfumeur (ego) infuse régulièrement son discours grâce au pronom personnel sujet : « Quelquefois je suis déçu, souvent ; parfois je me surprends, plus rarement » (74). La localisation du parfumeur (hic), sujette à l’ici, laisse des traces directes dans le discours : « Ici, puzzle. Des variations s’opèrent lors des présentations marketing » (89). La temporalité du parfumeur (nunc), sujette au maintenant, s’articule autour de sa perception du moment : « Je me souviens maintenant quelle drôle de bille je faisais en prononçant ce discours » (87). Si le ternaire ego, hic, nunc permet d’ancrer la perception sensible du parfumeur dans le discours, il ne suffit pas à renseigner l’odeur en tant que telle.
C’est pourquoi on observe fréquemment dans le corpus une contextualisation cataphorique ou anaphorique de l’odeur visée. Une stratégie post-constructive permet de nommer l’odeur en premier lieu puis de l’expliciter par la suite : « Le métro parisien dégage une odeur de para-crésol. Une note évoquant le cuir de cordonnier, la fleur blanche et le goudron. Une odeur de désinfectant qui vous colle aux neurones » (42). L’odeur de para-crésol réservée aux experts est ainsi développée dans le cotexte droit afin de la rendre accessible aux néophytes. La proposition subordonnée relative est typique de cette post-construction : « Une odeur de cèdre, qui sentait la bicyclette pour l’un et le crayon pour l’autre » (18). Une autre structure récurrente qui permet d’expliciter une odeur correspond à la structure associative qui définit une odeur à partir d’une autre, souvent plus concrète : « Une odeur de sable imaginaire, comme celle des pierres de la Loire » (42). Une stratégie pré-constructive permet d’expliciter une odeur en amont pour mieux la nommer ensuite : « Le santal m’évoque tout de suite l’épiderme. […] Son odeur boisée lactée préside à une puissance érotique, une découverte intime. C’est une odeur de chair féminine prélevée en douceur » (67). Les éléments anaphoriques « odeur boisée lactée » viennent ainsi soutenir la définition de l’odeur visée suggérée par le prédicat d’existence « c’est une odeur de chair féminine prélevée en douceur ». Qu’elle soit exophorique ou endophorique, énonciative, cataphorique ou anaphorique, la contextualisation d’une odeur par le parfumeur est fréquente pour mieux transmettre la substance olfactive.
1.3. Le concept
Outre la contextualisation, la conceptualisation de l’odeur apparait utile pour sa transmission. Le principe associatif généré par la similitude est productif tant il permet d’investir des champs aussi variés que les domaines familiers de la cuisine « Certains accords fonctionnent comme des recettes assurées d’un minimum de reconnaissance » (37), du cinéma « On peut utiliser bien sûr, comme au cinéma, quelques ficelles du métier » (37), de la musique « Tout comme le musicienélabore des formes sonores, ou le peintre des formes visuelles, le parfumeur crée des formes olfactives » (88), de l’écriture « Le mouvement est différent des autres créations, comme la rédaction d’un livre » (95) ou encore de la langue « Odeur après odeur, comme un puzzle à la sémantique changeante » (89).
Le principe mimétique alimenté par la personnification permet une conceptualisation aisée des odeurs, car centrée sur une entité parfaitement éprouvée, à savoir l’être humain, qu’il s’agisse d’une partie du corps « De la note de tête à la note de fond, nous visons tous la note de cœur susceptible de s’évaporer en quelques heures » (94), du corps lui-même « Des générations de chimistes inventeront dès lors ces corps artificiels. Je pourrais en citer des centaines : l’Hedione, le Cashmeran, l’Ambroxan, etc. » (76), de l’être humain en tant qu’entité vivante « Le parfum, né d’un double choix, celui de son créateur qui en a arrêté la formule et celui qui le fait vivre en le portant, distingue » (75), ou de l’être humain en tant qu’entité parlante « ‘Je suis là pour que tu te rappelles à moi en toutes circonstances’, ajouterait-il [le parfum] » (69).
Le raccourci tant discursif que conceptuel que représente la métonymie (Panther et Radden, 1999) facilite également une transmission synthétique de l’univers de la parfumerie comme l’illustrent la métonymie du contenant pour le contenu « Je suis juste heureux de proposer des [odeurs qui se trouvent à l’intérieur de] flacons à qui importera l’ivresse des sens » (35) ou la métonymie de l’organe pour la fonction « Il faut comprendre que le travail du nez [du parfumeur] est de repérer entre les différents essais le moment où la formule déniche seule la dimension sensuelle » (94).
Le support sensoriel que propose la synesthésie s’avère fort utile au parfumeur pour la transmission de la substance olfactive à un public néophyte plus habitué aux autres sens. Tous sont ainsi mis à contribution dans le corpus étudié, qu’il s’agisse du support visuel « Je ne me suis jamais lassé de scruter ses notes complexes, n’hésitant pas à me plonger dans ses reflets odorants » (55), du support auditif « De toutes les façons, je reste un compositeur, j’aime tourner autour des notes » (78), du support tactile « Le Cashmeran […] fait feu de tout bois. Il chauffe, pique, texturise, évoque une forme de vinaigre balsamique » (76) ou du support gustatif « Il me semble souvent que j’avale une odeur autant que je la respire » (63).
La conceptualisation des odeurs par le parfumeur s’avère relativement féconde pour une meilleure transmission des savoirs olfactifs.
Le discours (David, 2002), le contexte (Petit et Rinck, 2014) et le concept (Digonnet, 2016) participent activement à la compréhension de la nébuleuse olfactive. Il n’en reste pas moins que le prix à payer pour le parfumeur réside souvent dans un babélisme olfactif avéré :
Et si, sans ambiguïté, je devais associer une simple note à celle de l’intimité féminine ? L’archétype, presque par réflexe, ou par réminiscence, serait de proposer une rose, l’idée du jardin clos, de la femme fleur, du « bouton de rose » médiéval, l’imagerie bucolique de l’intimité féminine, à cueillir évidemment : « Mignonne, allons voir si la rose[…] » Un imaginaire quasi pavlovien. Des réflexes qui mènent au hasard le promeneur à contempler le tableau de Courbet, L’Origine du monde, en étant assuré d’être enfin face à la vérité. (67)
Cette illustration, largement stéréotypée, extraite du corpus étudié, évoque sans ambages le babélisme olfactif préfiguré par l’étude de discours, la contextualisation et la conceptualisation olfactives précitées. Le recours à l’archétype « une rose », la métonymie « jardin clos », la métaphore « femme fleur », l’allégorie « imagerie bucolique de l’intimité féminine », l’intertextualité « ‘Mignonne, allons voir si la rose’ », ou encore l’intermédialité « à contempler le tableau de Courbet L’Origine du monde » dans une perspective cumulative dénote à la fois un babélisme olfactif et une rhétorique savamment orchestrée pour ne décrire qu’une seule note parfumée.
2. Aphorismes olfactifs : l’art de la transmission
Dans Aphorismes d’un parfumeur, Dominique Ropion assume la part synthétique, significative et mémorisable de son discours à l’image de la définition de l’aphorisme : « Proposition résumant à l’aide de mots peu nombreux, mais significatifs et faciles à mémoriser, l’essentiel d’une théorie, d’une doctrine, d’une question scientifique, etc. » (CNRTL). La taille réduite du volume (46 pages au total) est révélatrice de l’usage de peu de mots pour raconter le métier de parfumeur. Les quinze chapitres qui structurent l’ouvrage sont souvent significatifs par leur titre : « L’aide-mémoire » (chapitre 1), « Éducation olfactive » (chapitre 2), « Animalité » (chapitre 4), « Addiction » (chapitre 6), « Le maître des fleurs » (chapitre 8), « Molécules » (chapitre 11), « Des mots en odeurs » (chapitre 14). D’autres chapitres, en usant d’images, sont propices à la mémorisation : « Le fil du funambule » (chapitre 3), « Parfumeur parfumé » (chapitre 9), « Voie lactée : l’odeur de la peau » (chapitre 10). Le texte lui-même illustre bien souvent la forme de l’aphorisme définie ainsi par extension : « Par extension : Proposition concise formulant une vérité pratique couramment reçue » (CNRTL). La première ligne de l’ouvrage est tout à fait révélatrice des aphorismes qui parcourent le texte de l’auteur : « L’histoire des odeurs est un conte des Mille et Une Nuits, un récit polyphonique qui ne cesse de s’enrichir de nouvelles sensibilités. L’histoire des odeurs parle toutes les langues » (11). L’analogie forcée de « l’histoire des odeurs » avec le « conte des Mille et Une Nuits » qui précède et explicite l’aphorisme « L’histoire des odeurs parle toutes les langues » contient déjà en elle-même les gènes de l’aphorisme : forme synthétique, significative et mémorisable. Mais avant d’analyser cette rhétorique de l’aphorisme chez le parfumeur, l’étude de la préface, écrite par Frédéric Malle, est assez révélatrice de l’art de la transmission d’un savoir sensible par le parfumeur. En d’autres termes, avant l’analyse des principes de transmission du savoir olfactif par Dominique Ropion, le point de vue de son collègue sur ce « passeur de savoir » dresse un portrait du parfumeur en nous permettant un pas de côté. Au fil de la préface, Frédéric Malle décrit tour à tour le parfumeur en tant que génie « J’ai rencontré Dominique Ropion chez Roure, en 1988, où certains avaient compris que les risques qu’il osait prendre, et surtout les proportions inhabituelles de ses formules, préfiguraient la parfumerie de demain. Dominique était aussi le plus drôle d’entre nous, il était déjà un être à part » (préface), technicien « Mais il était désormais doté d’unetechnique hors norme qui lui permettait de transformer ses rêves en monuments de la parfumerie » (préface), artiste « Ce refus du compromis et cette quête obsessionnelle du juste équilibre donnent à ses parfums une énergie sans pareille, à l’image du sentiment que procurent les plus grandes œuvres d’art » (préface), savant « Sa connaissance encyclopédiquede chaque matière première, des formules des parfums classiques et des secrets de la nature sont autant de sources d’inspiration que de façons de franchir les obstacles techniques » (préface) ou passeur de savoir « La bienveillance de Dominique Ropion et son amour inconditionnel de la parfumerie font de lui le plus fantastique passeur de savoir » (préface). Ainsi la préface augure-t-elle un passeur de savoir(s) hors pair doté de génie, de technique, de science et d’art.
2.1. Savoirs variés
Avant de s’interroger sur la manière de transmettre du parfumeur, il s’agit au préalable de tenter d’identifier les différents savoirs transmis par ce passeur. L’étude du corpus illustre cinq types de savoirs, tous liés au métier de parfumeur et souvent clairement énoncés par les titres de chapitre : savoir odorant (Chapitre 11, Molécules), savoir parfumé (Chapitre 9, Parfumeur parfumé), savoir du parfumeur (Chapitre 2, Éducation olfactive), savoir de la parfumerie (Chapitre 13, Souvenirs officiels et formules à découvrir), savoir olfactif autobiographique (Chapitre 1, L’aide-mémoire).
Le savoir odorant du parfumeur se distingue souvent par la fine connaissance des molécules et de leur interaction, connaissance rendue visible grâce à un lexique expert adapté « para-crésol » : « Le métro parisien dégage une odeur de para-crésol. Une note évoquant le cuir de cordonnier, la fleur blanche et le goudron. Une odeur de nettoyant-désinfectant qui vous colle aux neurones » (42). Le savoir parfumé relève tant de la composition du parfum ou de l’eau de parfum que de son histoire, faisant appel à des connaissances réelles « que je connais bien » ou fantasmées « la légende dit » : « La cologne, une histoire d’eau que je connais bien. Elle aurait débuté au XVIIe siècle, avec l’Eau de la reine de Hongrie, liée à la distillation du romarin. Elle se poursuit en Italie, dans la pharmacie du couvent de Santa Maria Novella, à Florence. […]. Enfin, à Cologne, la formule est transmise à Jean Marie Farina qui s’établira rue Saint-Honoré, à Paris. Napoléon en consommera jusqu’à soixante litres par mois. La légende dit qu’il y trempait à l’occasion un sucre pour stimuler ses ardeurs, qu’elles soient dignes d’un empereur. Il est amusant de penser qu’un canard régnait sur les plaisirs de ses femmes » (60). Le savoir du parfumeur est rendu explicite par la formation que ce dernier doit suivre, évolution rendue visible tant par l’évolution du lexique « apprenti parfumeur », « expérience », « maturité » que par l’évolution chiffrée des composants à acquérir « six cents constituants », « deux à trois mille composants » : « En effet, l’apprenti parfumeur se trouve dans l’obligation d’acquérir rapidement un vocabulaire de base indispensable à ses activités, notamment la communication avec ses pairs. Il lui faut alors apprendre à reconnaître avec précision toutes les matières premières, les composants naturels et synthétiques. Un premier corpus d’environ six cents constituants à manipuler, sachant que la totalité des ingrédients qu’il aura à maîtriser plus tard, fort de son expérience et de la maturité, si l’on peut espérer que cette dernière sonne à la porte un jour, représente deux à trois mille composants » (17). Le savoir de la parfumerie fait montre d’un glissement du « je » du parfumeur « je reçois » au « nous » de l’ensemble des parfumeurs « nous reconnaît tous ensemble », « notre métier » pour finalement représenter la classe tout entière grâce à l’indétermination singulière « le parfumeur » ou encore le pronom indéfini « on a créé » : « Il me semble que cette médaille que je reçois aujourd’hui nous reconnaît, tous ensemble. En effet, notre métier est bien un art : tout comme le musicien élabore des formes sonores, ou le peintre des formes visuelles, le parfumeur crée des formes olfactives. Un art périlleux, difficile. Pour parvenir au but, il faut beaucoup de courage, mais quelle satisfaction lorsque l’on sent un jour dans la rue, au restaurant, dans un avion, le sillage d’un parfum que l’on a créé ! » (88). Le savoir olfactif autobiographique est essentiellement centré sur l’ego du parfumeur grâce au recours du pronom personnel sujet et à la mémoire comme le révèlent les expressions « la première fois que j’ai senti » et « je me remémore » : « La première fois que j’ai senti le castoréum, à l’odeur d’encre d’imprimerie, je l’ai immédiatement associé au mot ferme. Et, dans un registre similaire, lorsque je tente l’accord fougère, le nez dans la cis-jasmone, je me remémore les palombières et je nage à nouveau dans les eaux landaises et dans l’essence d’immortelle, continuant à bâtir des châteaux de sable, à jouer avec les odeurs et les mots » (96).
2.2. L’art de la transmission
Une fois les savoirs olfactifs distingués, c’est tout l’art de la transmission des savoirs du parfumeur qui mérite une analyse détaillée afin d’en identifier les subtilités. Le corpus révèle l’existence d’un panel assez large des modes de transmission, qu’elle soit scientifique, vulgarisante, mise en récit ou intertextuelle. La transmission la plus évidente semble être effectivement la transmission scientifique, aisément identifiable par un vocabulaire à la fois technique « fractionnement », « distillation », « ébullition » et peu figuré : « Le fractionnement, il y a vingt ans, a également contribué à enrichir la grande bibliothèque des odeurs. C’est un principe de distillation de base. Selon les températures d’ébullition de chaque composant d’un mélange, on les isole un à un en chauffant progressivement le tout. Les éléments les plus volatils sont récupérés puis à nouveau chauffés, fractionnés à une autre température afin de séparer leurs composants » (74). La transmission vulgarisante apparaît au contraire empreinte d’un discours largement figuré « chirurgie moléculaire » afin de rendre accessible le savoir au néophyte. Elle repose sur des domaines davantage accessibles pour tout un chacun comme la chirurgie : « Le Patchouli Cœur No4 est obtenu par distillation fractionnée de l’essence en différents tronçons. C’est une sorte de chirurgie moléculaire. On évalue chaque fraction, on assemble celles qui font sens, et cela donne un patchouli que l’on a concentré autour de certaines de ses facettes » (81). La transmission par la mise en récit empreinte quant à elle à la stratégie narratologique pour délivrer une compréhension facilitée, prémâchée des faits décrits au passé « décida », « se plongea » tout en tenant le lecteur en haleine « l’excitation était palpable » grâce au suspense engendré par le récit : « L’excitation était palpable, une forme de frénésie nous habitait au point que Frédéric décida de rester à Paris pour un sprint de trois semaines. À partir de la matrice, je passais les éléments en revue, étudiais les détails et tout se mit en place. On se plongea tout entier dans le parfum, réfutant les arguments faciles, guidés par ce que l’on aimait ou pas » (81-82). La transmission intertextuelle dépasse la mise en récit et son jeu théâtral pour directement emprunter à d’autres auteurs (poètes, chanteurs ou simples collègues) des propos qui feront mouche dans la situation donnée : « J’avoue, j’aime les pointes de vulgarité, et la tambouille des cuisines, célébrée par Verlaine, une ‘bonne aventure / Éparse au vent crispé du matin / Qui va fleurant la menthe et le thym… / Et tout le reste est littérature’ » (92), « C’est pour cela que je reste très pragmatique. ‘J’ajoute quelque chose, j’enlève, plus d’ailleurs que je n’ajoute’, disait Brassens » (77), « ‘Ce n’est pas le mot qui fait la poésie, mais la poésie qui illustre le mot’, disait Léo Ferré » (51), « ‘La parfumerie n’est pas un art intellectuel, en revanche son élaboration l’est.’ C’est l’une des phrases fétiches de Frédéric à laquelle je me réfère ici » (86). Ces aphorismes empruntés dénotent à la fois un à propos judicieux car significatif pour la transmission d’un savoir dans la situation nouvelle, mais affichent en creux le caractère commun et banal d’une transmission recyclée.
2.3. Rhétorique de l’aphorisme
La rhétorique étant l’art de la persuasion et l’aphorisme une « proposition concise donnant un caractère sentencieux à l’expression d’un fait communément observé » (Académie 9ème édition), il convient maintenant de comprendre comment cette même proposition concise peut revêtir une dimension hautement persuasive dans la transmission d’un savoir sensible. La force de persuasion de l’aphorisme réside d’abord dans son caractère atemporel suggéré par le temps présent ou l’adverbe « toujours » : « Le langage olfactif est une langue vivante qui ne cesse d’enrichir son vocabulaire » (73), « L’homme est hanté depuis toujours par l’animal, par son indépendance, sa liberté, sa sauvagerie » (27). La puissance persuasive de l’adage s’explique ensuite par sa validité dans l’espace où la proposition énoncée se confirme partout : « Toutes les villes ont leurs odeurs » (41). Dans son adresse à tout un chacun, l’aphorisme développe enfin une persuasion collective efficace, car recevable pour tous, qu’ils soient parfumeurs ou interlocuteurs : « Les parfumeurs ne sont-ils pas de simples marchands d’habits évaporés, des marchands de potions à même de rendre aimables les peaux les plus acides ? » (31), « Le parfum introduit sans cérémonie les interlocuteurs dans notre sphère intime » (63). Cette persuasion du précepte peut parfois apparaître sous couvert d’un « nous » rassembleur ou même d’un « je », indice d’une autorité : « Nous sommes des corps-machines accouplés de fait aux matériaux que l’on traite avec passion. Nos formules sont le reflet de cette expérience » (53), « Avant d’aimer les parfums, j’ai aimé les odeurs » (15), « Personnellement, je n’ai rien contre l’infidélité aux odeurs, même si je me plais à une forme de monogamie olfactive, mais cela n’a pas toujours été le cas » (59), « Peut-être que je porte peu de parfums, car je préfère les sentir » (62). La formulation même de l’aphorisme témoigne d’une persuasion variable, que la sentence prenne la forme d’un énoncé négatif ou que la maxime s’ouvre à la formulation interrogative : « En parfum, l’écriture automatique n’existe pas » (89), « La sagesse populaire ne conseille-t-elle pas de ‘sentir les choses’ avant de se lancer ? » (13). Si l’aphorisme semble utile au parfumeur pour transmettre des savoirs variés, il risque néanmoins de se vider de son sens et de sa force persuasive tant il apparaît sans ancrage. À trop vouloir embrasser, il risque de mal étreindre et manquer sa cible, c’est pourquoi le parfumeur se doit de construire une rhétorique solide reposant sur trois piliers que sont l’hypotypose, la comparaison analogique et le conflit métaphorique.
3. Rhétorique du parfumeur
Comme toute rhétorique, la rhétorique du parfumeur repose sur la construction d’un discours propice à plaire et à convaincre : « La rhétorique traite de l’usage du discours pour plaire comme pour convaincre, pour plaider comme pour délibérer, pour raisonner comme pour séduire » (Meyer, 1991 : 5). Le corpus étudié révèle cette dualité rhétorique prompte au raisonnement comme à la séduction. Le raisonnement s’affiche à coups d’hypothèses, de preuves et de conclusions : « Même si l’odorat est notre sens le plus archaïque, souvent laissé à l’abandon, il peut aussi s’éduquer et devenir un langage capable de communiquer avec le plus grand nombre. C’est l’hypothèse à laquelle je me tiens désormais » (14). La plaidoirie infuse le discours du parfumeur lorsque celui-ci fait appel à sa propre histoire pour illustrer son propos : « J’avais sept ans, j’étais un jeune garçon de la ville exilé dans les alpages, sous la contrainte d’une persistante primo-infection, et les jours n’en finissaient plus de se coucher. Je contemplais le plafond de ma chambre de reclus à la recherche de réconfort, passant le reste du temps à humer l’air dans les champs, ‘le bon air de la montagne’. On m’avait conseillé avec insistance de respirer à pleins poumons les senteurs des cimes pour ne pas devoir goûter celles de la poussière. Je respirais donc avec force et pris l’habitude de sentir le monde comme si ma survie en dépendait » (12). La séduction parcourt le discours lorsque le parfumeur s’adresse au lecteur pour interroger les pouvoirs du parfumeur sans y apporter de réponse : « Les parfumeurs sont-ils des savants ? Des alchimistes ? Des créateurs ? Quels sont leurs pouvoirs ? En ont-ils ? Ont-ils découvert l’origine de nos émotions ? Humé des martingales qu’ils conserveraient jalousement ? Le public serait en droit de se poser toutes ces questions et je serais bien en peine de lui répondre » (32). La séduction se mue en persuasion à l’image du dernier mot de son discours « chiche ?! » prompt à l’interrogation (point d’interrogation) comme à l’interpellation (point d’exclamation) : « Ce sera la preuve que la mort est toujours une question dans l’air du temps ne demandant qu’à être partagée, pourvu que nous mettions bas les masques et que nous acceptions de faire vivre plus sereinement nos morts au présent. Chiche ?! » (103).
3.1. L’hypotypose
En peignant « les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante » (Fontanier, 2009), l’hypotypose est utile à la rhétorique du parfumeur pour rendre vivante « réapparaît » une scène particulière « l’école de mon enfance » à force de détails « la cours de récréation, les jeux, les courses-poursuites » : « En flairant de la craie, l’école de mon enfance ouvre à nouveau ses portes. Je renifle de l’encre ou de la colle à papier, à l’empreinte olfactive caractéristique des modestes moyens de la République, et toute l’histoire réapparaît : la cour de récréation, les jeux, les courses-poursuites. Mes souvenirs sont des odeurs » (12). Si, au niveau cognitif, l’odeur a cette capacité de nous plonger dans le souvenir et de raviver une scène passée, au niveau discursif, l’hypotypose a cette capacité de communiquer une scène et de la rendre vivante pour le lecteur grâce au recours du temps présent « je renifle » qui ancre l’action dans le temps de la lecture. Grâce à la modalité du certain, l’hypotypose génère ainsi un effet de réel prompt à établir une vérité par imitation.
3.2. L’analogie
Contrairement à l’hypotypose qui superpose le discours au réel, l’analogie assume un hiatus entre le discours et le réel tout en les rapprochant : « Rapport de ressemblance, d’identité partielle entre des réalités différentes préalablement soumises à comparaison » (CNRTL). En dépit de réalités différentes assumées « je sentais le monde » et « un amateur de musique écouterait les bruits de la vie quotidienne », explicitées par la présence du comparant « comme », un rapport de ressemblance est visé : « Je sentais le monde comme un amateur de musique écouterait les bruits de la vie quotidienne, d’une oreille attentive, cherchant à y distinguer une mélodie » (15). L’analogie procède ainsi par une juxtaposition assumée de deux réalités différentes (sentir et écouter) grâce à la présence du joncteur déréalisant « comme » et au recours du mode conditionnel « écouterait », juxtaposition qui vaut identité partielle tant les deux réalités observent un fonctionnement commun. Par la modalité du possible, l’analogie propose une tentative de réel caractérisée par le probable visant à soutenir une vérité par similitude.
3.3. La métaphore
Perçue comme une opération de transfert (Aristote), d’écart (Dumarsais, 1988), d’interaction (Black, 1993), de projection (Lakoff, 1993), d’intégration (Fauconnier et Turner 1995) ou de conflit (Prandi, 2002), la métaphore, contrairement à l’analogie, n’assume pas le hiatus existant entre le discours et le réel : « Le métaphorique est métaphorique dans la mesure où il ne réalise pas la signification propre de l’expression, ou, si on veut, dans la mesure où il ne réalise pas proprement cette signification. C’est cet « écart » entre le métaphorique et le propre qui produit le sentiment de manque ressenti par les sujets parlants » (Schulz, 2002). En une fusion à la fois conceptuelle et discursive de deux réalités différentes « le parfum » et « un contrat à durée déterminée », la métaphore assimile les qualités de l’un à l’autre par l’intermédiaire du verbe copule « est » : « Le parfum est un contrat à durée déterminée. Une fois déployés, les sillages ne laissent pas de traces si ce n’est dans la mémoire » (32). L’assimilation inattendue d’un parfum à un contrat à durée déterminée génère un hiatus dont seule la tentative de résolution par identification de trais communs (caractère télique) peut être salvatrice pour la compréhension du message (la finitude d’un parfum). Par l’intermédiaire de la modalité de l’impossible, ontologique ou situationnel, la métaphore produit de l’irréel, de l’improbable au sens fort du terme, propice au mensonge éhonté tout en visant paradoxalement à développer une autre forme de vérité issue du conflit.
Le recours à la métaphore pour donner corps à l’odeur, une substance réputée peu accessible au niveau spatio-temporel comme au niveau conceptuel, apparait souvent nécessaire au parfumeur pour donner à voir par un autre prisme une nouvelle facette de la substance olfactive. Pour illustration, l’assimilation du domaine des odeurs (domaine cible) au domaine littéraire (domaine source) est assez révélatrice d’un certain modelage de l’olfaction par le parfumeur pour mieux faire entendre son savoir : « l’histoire des odeurs est un conte des Mille et Une Nuits, un récit polyphonique » (11), « la grande bibliothèque des odeurs » (74), « à la manière d’un éditeur comme Gallimard, il publie des parfums et m’a ainsi fait son auteur » (79). D’après la théorie de la métaphore conceptuelle (Lakoff et Johnson, 1980), construite à partir de projections (Lakoff, 1993) d’un domaine source (source domain) sur un domaine cible (target domain) et du prolongement de la théorie de la métaphore conceptuelle (Kövecses, 2020) ces illustrations éclairent la compréhension de la substance olfactive par la littérature qu’il s’agisse du groupe nominal « la grande bibliothèque des odeurs » (source of target), du groupe verbal « il publie des parfums » (source (vb) + target) ou de la forme copulaire « l’histoire des odeurs est un conte des Mille et Une Nuits » (target is source). En revanche, le corpus révèle également l’existence de métaphores, souvent usées, qui font appel au domaine olfactif (domaine source) pour signifier un autre domaine souvent davantage abstrait (domaine cible). Le recours au domaine des odeurs pour caractériser un domaine encore plus abstrait apparaît cependant moins novateur car peu créateur de sens stricto sensu, mais davantage ludique à la manière de brèves de comptoir ou de « brèves d’orgue à parfum » pourrait-on dire : « Un pied de nez aux images d’Épinal » (68), « Comme une évidence, comme un nez au milieu d’une figure » (17), « Une initiation complexe effectuée le nez au vent, quasiment les yeux bandés » (23), « Ils sont parfaitement équilibrés pour nous mener par le bout du nez » (22), « Les premiers à m’avoir mis ‘le nez dans le luxe’ » (88), « En ‘odeur de sainteté’ parle d’une absence de corruption des corps (67). Ces illustrations qui toutes relèvent d’un même domaine source, celui de l’olfaction, visent des domaines cibles aussi abstraits que variés, tels que la moquerie « pied de nez », l’évidence « nez au milieu de la figure », l’inattention « nez au vent », l’influence « mener par le bout du nez », l’investissement « le nez dans » ou encore la réputation « odeur de sainteté ». Pour résumer, cette autre forme de vérité que génère la métaphore semble jouir d’une productivité forte pour l’odeur appartenant au domaine cible qui gagne en compréhension. La métaphore est inventive et créatrice de sens. En revanche, la métaphore semble observer une productivité faible pour l’odeur appartenant au domaine source qui ne produit pas de nouvelles pistes de compréhension avec pour effet un « plafond de verre » sémantique. La métaphore est alors usée, catachrétique, pour ne produire qu’un recyclage du sens.
Conclusion
À travers l’expression d’un babélisme olfactif, la compréhension d’aphorismes olfactifs comme art de la transmission d’un savoir sensible, ou la déconstruction d’une rhétorique du parfumeur savamment orchestrée, ce travail a tenté de décortiquer une version contemporaine du discours de la transmission d’un savoir olfactif, à savoir celui du parfumeur. En d’autres temps, l’ingéniosité de la transmission olfactive imaginée par Lucrèce préfigurait déjà la puissance rhétorique de la transmission d’un savoir olfactif, forte d’un recours à la métaphore aquatique « jet », « flots », « flux » et d’une accumulation des fonctions de Jakobson (1963), qu’elles soient expressive « je », conative « te », phatique « allons ! », métalinguistique « je vais te dire comment », référentielle « partout », « telle odeur », « tel animal » ou encore poétique « comment le jet des odeurs touche les narines » : « Allons ! je vais te dire comment le jet des odeurs touche les narines. Il doit exister maintes choses d’où les effluves déroulent leurs flots divers. Certes le flux est partout lancé et répandu, mais telle odeur convient mieux à tel animal selon la forme des atomes » (Lucrèce, 1993 : 281).
Ouvrages cités
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Cas de figures et sauts sensibles dans les ateliers philo : Nietzsche et les figures de Chladni
Jérôme Flas
Université de Liège
Résumé
Ce texte examine l’utilisation des figures de Chladni dans la philosophie de Nietzsche et dans des animations d’ateliers philosophiques. Nous tenterons de comprendre dans un premier temps la fragmentation des corps décriée par Nietzsche. Nous examinerons ensuite la philosophie de la sensation chez ce dernier et le statut des rapports (métaphoriques) entre les sens dans celle-ci. Enfin, nous aborderons en quoi le dispositif de Chladni nous semble pouvoir être repris dans des ateliers philosophiques et en quoi Nietzsche fournit un complément pour donner une valeur philosophique aux processus de métaphorisation dans ces ateliers.
Abstract
This text examines the use of Chladni’s figures in Nietzsche’s philosophy and in philosophical workshops. First, I will try to understand the fragmentation of bodies as it is decried by Nietzsche. I will then examine his philosophy of sensation and the status of the (metaphorical) relationships between the senses. Finally, I will discuss how to use Chladni’s plates in a philosophical workshop and why Nietzsche provides a way to philosophically value the metaphorization processes in these workshops.
1. Une double dispersion de la sensation : technique et sphères de sensation
1.1. Les infirmes à rebours
Dans quelle mesure pouvons-nous (nous, plus ou moins aujourd’hui, disons, dans ces années-ci) apprendre, développer du savoir sensible ? Reformulé en termes nietzschéens : comment peuvent se faire des différences signifiantes dans la sensation ? Comment investit-on ce qui nous affecte d’un sens stabilisé dans des formes sensibles (et dans leur différenciation) ? La question se pose chez Nietzsche sur le registre de l’inquiétude. Nous n’oserions presque pas nous poser la question de la transmission, parce que nous partons d’une situation presque dystopique, cauchemardesque. C’est une histoire, une horreur pour philosophe. Nietzsche la dessine à partir de Zarathoustra qui déambule :
J’ai vu des choses pires et certaines si répugnantes que je n’aimerais pas en parler […] : à savoir des êtres humains à qui tout manque, excepté une chose dont ils ont de trop, – des êtres humains qui ne sont rien d’autre qu’un grand œil ou une grande gueule ou un gros ventre et quelque chose d’autre de grand, – je les appelle des infirmes à rebours (Nietzsche, 1983 : 167).
Décrivant un homme qui ne serait qu’une grande oreille posée sur une mince tige (le reste de l’homme en question), Zarathoustra ajoute :
En vérité, je marche au milieu des hommes comme au milieu de fragments dispersés et de membres d’hommes.
Voilà ce qui est le pire pour mon œil, trouver l’homme réduit en décombres et dispersé comme sur un champ de bataille ou dans un abattoir.
Et mon regard fuit-il de maintenant à jadis, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres dispersés et d’horribles hasards, – mais pas d’hommes ! (Nietzsche, 1983 : 168).
La critique de la sensation (au sens de l’examen de ses conditions) est une dimension peut-être moins connue de l’œuvre du philosophe allemand. Il serait trop long de montrer ici ce qui a fragmenté le corps (« de maintenant à jadis »). Disons, pour ce qui est du passé et en simplifiant, que les corps ont d’abord subi une première fragmentation quand les religions et certaines philosophies ont séparé esprit et corps en dévaluant le second, le corps étant mis, au gré des évolutions, du côté de la matière passive, du mécanisme, etc. Pour le présent (de Nietzsche), c’est la révolution industrielle et l’essor de nouvelles techniques de production qui sont le motif d’une inquiétude.
Le constat posé est double. D’une part, en se spécialisant selon des activités qui mobilisent certains organes et pas d’autres (et idéalement le moins possible pour le plus d’efficacité), les corps se fragmentent. Telle personne tendra à n’être que l’oreille, ou le tour de main de Charlot dans les Temps Modernes, ou un esprit-visuel-tactile devant sa machine à écrire puis son ordinateur. D’autre part, les nouveaux impératifs de production, combinés à de nouvelles techniques dans « l’âge des machines » (Nietzsche, 1995a : § 278), accélèrent le tempo des vies et de la sensation. Comme le remarque Barbara Stiegler, « l’époque totalement inédite qui s’ouvre avec le télégraphe […] rouvre, que la philosophie le veuille ou non, la question tragique » (Stiegler, 2021 : 20), à savoir : comment stabiliser des formes, un corps, lorsque l’environnement se présente comme fluidifié ? Tel serait l’effet des nouvelles techniques pour Nietzsche : une accélération et une dispersion des impressions, une hyper-excitabilité du corps qui minent les conditions même de toute assimilation (Stiegler, 2021 : 22-23).
Comprenons que c’est la possibilité même de se faire un corps qui serait menacée ici, et par rebond notre subjectivité. L’humain ne ferait plus que réagir, et toute la critique de l’excitabilité des modernes, qui se développera notablement dans les critiques nietzschéennes (justifiées ou non) des derniers ouvrages à l’égard des tours que Wagner utilise pour produire de l’effet sur les nerfs des auditeurs, prend son sens au sein de ce problème sensible. À l’augmentation des excitations correspondent à la fois une hypersensibilité (on n’arrive pas à ne pas réagir) et une insensibilité totale (ce que l’on sent ne fait plus sens, n’est plus investi d’une valeur et de différences qualitatives que l’on prend le temps d’apprécier), chose que remarquera également Simmel à propos de la vie dans les grandes villes (Simmel, 2018). Ici se trouvent les conditions esthétiques du nihilisme, comme incapacité moderne à reconstruire du sens et de la valeur. Ce que l’on sent devient alors indifférent : les sons, les odeurs, ne sont pas l’occasion d’une pensée, de tracés de différences signifiantes, d’enquêtes sur des situations – ils peuvent être extraits, séparés, additionnés, sans différence.
Pouvons-nous encore appliquer cette critique nietzschéenne d’une perte de sens du sensible à notre époque ? Nietzsche est en tout cas souvent re-mobilisé par diverses critiques de la technique. Ainsi, Anders en 1956, souligne à propos de la radio et de la télévision le besoin des travailleurs qui « se jettent, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement épuisés, sur des milliers de choses différentes, sur n’importe quoi qui puisse relancer le cours du temps après le calme plat de l’ennui et les transporter dans un autre rythme » (Anders, 2002 : 159). N’hésitant pas à voir dans ce besoin d’excitations constantes une façon de pallier la peur du vide de sens créé par nos modes de production modernes, Anders y diagnostique la ruine de processus d’individuation fondamentaux : le sujet, explosé en organes fonctionnant isolément, devient un « dividu » qui a besoin de représentations « captivantes » (Anders, 2002 : 161, 164). Nietzsche, dit Anders, « fut le premier – et il est pratiquement resté le seul – à ressentir et à exprimer ce que cette captation avait de douteux » (Anders, 2002 : 163).
Si l’on peut encore ici parler de « sujet », au singulier ou au pluriel, c’est seulement à propos de ses organes : ses yeux qui s’attardent sur leurs images, ses oreilles qui écoutent leur match, sa mâchoire qui mastique son chewing-gum ; bref, son identité est tellement déstructurée que si l’on partait à la recherche de « lui-même », on partirait à la recherche d’un objet qui n’existe pas. Il n’est pas seulement dispersé (comme précédemment) en une multiplicité d’endroits du monde, mais en une pluralité de fonctions séparées (Anders, 2002 : 161).
C’est aussi par ce versant que Bernard Stiegler voit en Nietzsche un philosophe qui a pu anticiper la logique profondément nihiliste de la disruption, comme accélération de la production et de la consommation de data dans le capitalisme computationnel : une terrible démarche minant les possibilités de s’individuer. Les innovations disruptives, n’étant que des innovations formelles, pour innover, ne permettent pas l’établissement de nouvelles stases pour s’organiser (autant en tant qu’individu qu’en tant que société). Dans un capitalisme devenu purement computationnel, état achevé du nihilisme (Stiegler, 2016 : 71), il devient difficile de s’individuer, de stabiliser de nouveaux désirs et comportements, ces derniers étant « remplacés par des automatismes et des addictions » (Stiegler, 2016 : 34). Un système technique de production de data s’est accéléré, détaché de l’humain, lui-même devenu, comme consommateur et producteur de data, produit de son produit : en ce sens, si l’on suit le raisonnement de Stiegler, plus que jamais les individus seraient dividués[58] (Stiegler, 2016 : 50) par l’accélération des processus de production, et plus que jamais excités par un bruit auto-produit d’excitations sensibles[59] indifférenciées.
1.2. Y a-t-il un bon sens pour être infirme ?
Nous aurions pourtant tort de croire qu’il faudrait immédiatement, dans ce contexte, dépasser la fragmentation pour penser la sensation (en en faisant un cas négatif, une situation limite dépourvue de rationalité). Car, en réalité, Nietzsche n’entend pas penser la sensation à partir d’une unité de l’organisme déjà donnée, qui garantirait d’emblée par sa finalité (vivre) l’unité des fonctions des organes qui s’y coordonnent : ce serait se donner une solution que la situation mise en scène ruine par ailleurs. Si Nietzsche prend le soin de préciser que l’infirmité des corps fragmentés est une infirmité « à rebours », ou à l’envers (« umgekehrte »), c’est pour souligner son caractère absurde. Il s’agit bien chez Nietzsche d’essayer de trouver une façon pour les sensations et les expériences de faire corps, dans un processus toujours en cours par lequel la perception tente de mettre en forme, de stabiliser un monde, tout en étant confrontée à un flux indifférencié, excessif[60].
Se rendre infirme, s’estropier à l’envers ou à rebours, c’est retourner le corps contre le corps, développer des comportements et une culture, qui minent le corps là même – dans l’action – où il se stabilisait un monde. Mais que serait un corps qui n’est pas infirme « à rebours » ? Y a-t-il deux sens de l’infirmité en matière de sensation chez Nietzsche ?
Un texte de 1873, Vérité et mensonge au sens extra-moral, fait référence aux figures de Chladni, dispositif expérimental inventé par un des fondateurs de l’acoustique en tant que discipline de la physique, et exposé par ce dernier dans son Traité d’acoustique. Ce dispositif consiste à faire vibrer une plaque métallique (dont la forme peut varier), par exemple au moyen d’un archet frotté sur l’arête de celle-ci. Selon les différents mouvements réalisés pour faire vibrer la plaque (en fonction du positionnement de l’archet sur l’arête), nous voyons se former différentes figures plus ou moins régulières (en fonction du bonheur de l’expérimentateur) dans le sable, et nous entendons différents sons. Ceci pour donner une première idée générale de l’expérience, et une interprétation qui semble aller de soi.
C’est ici que Nietzsche utilise l’expérience de Chladni pour la décliner en une autre expérience de pensée. Alors qu’il est en train de remettre en question la prétention des humains à connaître les choses telles qu’elles sont, indépendamment de leur façon de construire un monde (via des sensations, des représentations, des concepts), Nietzsche écrit :
On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chladni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise (sic) une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. (Nietzsche, 2014 : 121)
L’extrait est déconcertant pour plusieurs raisons. D’abord, parce que les figures de Chladni apparaissent et sont construites par Nietzsche (puisque l’exemple du sourd est imaginaire) comme le lieu d’une erreur, comme si le dispositif dirigeait celui qui interagit avec lui vers une confusion entre le mot (le « son ») et ce qu’il devrait désigner (la sensation sonore, ici confondue avec l’image vue). S’agit-il de critiquer une maladresse du sourd ? Ou une maladresse de la personne qui indique au sourd par un mot qu’il y a du son ? Pourtant, un peu plus loin dans le même texte, Nietzsche se réjouit de la possibilité d’apprendre par la mise en rapport de sphères sensibles différentes, ainsi : « un peintre auquel il manque les mains et qui voudrait exprimer par le chant l’image qu’il a devant les yeux, révélera toujours davantage par cet échange[61] des sphères que le monde empirique ne révèle de l’essence des choses » (Nietzsche, 2014 : 127).
Il y a une autre infirmité, à rebours de l’infirmité. Elle se trouve située chez Nietzsche à un niveau où le corps agirait avant que son unité organique ne soit garantie. Avant que ne soit stabilisé un corps, avec des sensations qui discriminent l’audition d’un son et la vision d’un motif, et leur attribue un sens partagé dans un langage partagé, il y a le hasard des rapports des « sphères » entre elles. Pour Nietzsche, le corps n’est jamais assuré, il est à maintenir, à réajuster quand se pose un problème, car toujours il ne peut avoir prise que sur des bribes de réalité. Cette situation d’infirmité ne se résumerait donc pas sous la forme de l’énoncé « mon corps sent », mais selon une dispersion hasardeuse de la sensation en sphères dont l’unification n’est pas assurée a priori par un principe supérieur (mon corps, le je, etc.). Ainsi, dans l’expérience de Chladni, du son se fait entendre, et une figure est vue, et du bois ou du métal est touché[62]. Rien n’assure le rapport entre ces sphères sinon un « rapport esthétique », « une transposition insinuante, une traduction balbutiante » (Nietzsche, 2014 : 126).
« Je » peux associer de façon plus ou moins heureuse une sensation à un mot, ou une sensation avec une autre et tirer un lien causal : mais « je » est alors pris comme un corps organique constitué. À un autre niveau, celui que nous envisageons pour les ateliers et qui tracassera toujours davantage Nietzsche au fur et à mesure de ses ouvrages, il faut imaginer que « je » n’entre pas encore en jeu. Les activités de sensations, avec leurs sphères respectives, entrent en relation, se confrontent, sans qu’une unité supérieure ne soit déjà assurée (elle se fait à mesure même que la confrontation des activités entre elles établit des différenciations de valeur, des hiérarchies de leurs fonctions). La sensation commence à faire sens par ces mêmes sauts métaphoriques que Nietzsche situe entre des sphères différentes : on se représente une image visuelle pour une excitation qui pourrait ne pas être que sonore, on découpe la réalité de ce que l’on voit en certains mots qui délimitent nécessairement à nouveau les qualités. « Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle » (Nietzsche, 2014 : 121).
Il y a infirmité car nos outils, nos organes, semblent toujours rater du réel, le découper différemment selon leurs activités respectives et devoir se réajuster pour le vivre. En un sens très précis, les rapports de transposition de nos sphères de sensations sont métaphoriques. Selon un premier point de vue, « je » métaphorise en opérant des sauts : tout comme je parle du soleil pour le regard de quelqu’un (selon une métaphore très usée), je vois une image pour une excitation qui n’en est pas nécessairement une, je dis un son pour parler d’une image. Pourtant, il ne faudrait pas croire que le fonctionnement de la métaphore dans ces sauts décrits par Nietzsche, et son enjeu, soit d’utiliser un terme à la place d’un autre, selon une simple substitution qui parlerait au fond de la même chose. Les métaphores, dans le langage, ne se contentent pas de substituer : si on les définissait ainsi, on perdrait les cas de métaphores où le mot employé ne remplace aucun terme existant, et l’on devrait accepter que, pour faire une métaphore, préexistent a priori les équivalences, la liste des sens figurés possibles d’un terme pour un autre dans le langage (que l’on fasse la métaphore « soleil – regard » dépendrait dans un tel cas que soient prédéterminés les sens figurés de « soleil »). Cela aurait « pour effet de clore définitivement l’interprétation métaphorique et d’enlever ainsi à la métaphore le caractère ouvert, variable, non-limitatif » (Kleiber, 1999 : 86). Dire qu’une métaphore se contente de substituer aurait pour conséquence d’oublier qu’elle rend possible des écarts, des catégorisations et recatégorisations de l’expérience (Klinkenberg, 1999 : 156-157).
Ce que Nietzsche imagine, c’est une capacité en propre des sensations à métaphoriser, à opérer des sauts par lesquels la vision va par exemple rentrer en tension avec l’audition, sans encore avoir à les penser comme coordonnées dans un sujet. Il se donne à voir telle image et il se donne à entendre tel son : ces deux activités sont des interprétations de nos sens pour Nietzsche, et chacune tend à imposer son interprétation : chacune déplace l’autre, voudrait recatégoriser l’autre, et dans ce jeu se crée une différenciation des valeurs de ce qui est vu et de ce qui est entendu. C’est là qu’il y a apprendre, comme lorsque l’acte de peindre transpose un son en image.
Nous avons imaginé des ateliers philo à partir de ces écrits et de l’expérience de Chladni, en collaboration avec différentes asbl[63] (PhiloCité, Houtopia) ainsi que lors de séances de cours animées à l’Université de Liège. Ces ateliers ont différents points de départs possibles. L’un d’eux est de demander ce qui est senti, de la façon la plus formelle possible (en attendant des réponses du type « je vois une croix », « j’entends quelque chose de strident »). À ce niveau apparaissent presque systématiquement (peu importe l’âge des participant.es) la prétention d’un sens à valoir pour l’autre, à rendre l’autre. Souvent, il s’agit de la vision (peut-être nous a-t-on appris davantage à lier la connaissance d’un phénomène à un paradigme visuel). Dans ce cas, comme le sourd imaginé par Nietzsche, on prétend voir le son : du son se produit et on le voit. Ceci se retrouve par ailleurs dans des formulations pédagogiques, ainsi le dispositif de Chladni tel qu’il est présenté à Houtopia pose la question « as-tu déjà vu un son ? » et le site Image des mathématiques du CNRS affirme que « les lignes dessinées sur la plaque de cuivre sont intimement reliées au son que celle-ci produit quand l’expérimentateur la fait vibrer. Ainsi, les figures de Chladni permettent de voir un son » (Cantat, Hillairet, 2020).
Il ne s’agit pas ici de critiquer ces formulations, qui ont surtout pour enjeu de lancer la réflexion plutôt que de clore l’interprétation (la première laisse la possibilité de répondre « non », la deuxième met entre guillemets « sonore » dans son titre). Il s’agit simplement de montrer que l’angle d’approche et les mots choisis traduisent la présence de certains présupposés et de certaines préférences quant aux modalités sensibles utilisées pour interpréter le monde, que ce soit chez les participant.es ou la personne qui anime : on commence par se proposer de voir le son, de rendre le son par l’image, et pas d’entendre la vision ou de toucher à la fois la vision et le son. Pourtant, comme nous le montrerons plus bas, des exemples heureux se produisent lorsqu’une personne part du son pour repenser l’image, ou plutôt lorsque les participant.es font varier les approches sensibles de l’expérience.
Ce genre de question ou de réponse mène souvent, dans les ateliers, à des débats sur ce qui est au fond perçu. Ainsi, quelqu’un aura le réflexe de différencier le phénomène physique de vibration de la plaque par rapport aux sensations que nous avons (audition, vision et toucher). Le travail au sein de l’atelier est alors de se tenir à un choix et de tenter de ne pas s’éparpiller (traitera-t-on de la différence entre le monde tel qu’on le perçoit et le monde « en soi » ? choisira-t-on plutôt d’en rester à ce que l’on sent et de se demander comment cela se met en rapport dans une expérience ?). La première question est déjà présente dans le Traité d’acoustique de Chladni, puisque ce dernier indique dès la table des matières (pour les § 37 et 157) que l’enjeu, par la vision et le son, est de rendre des vibrations (comme phénomène physique susceptible d’être ressenti selon différentes modalités sensibles) apparentes :
Les expériences sur les figures électriques qui se forment sur une plaque de résine saupoudrée, découvertes et publiées par Lichtenberg (dans les Mémoires de la Société Royale de Göttingue), me firent présumer que les différents mouvements vibratoires d’une plaque sonore devraient aussi offrir des apparences différentes, si l’on répandait sur la surface un peu de sable ou une autre matière semblable (Chladni, 1809 : VII)
Les vibrations de la plupart de ces corps [élastiques, membraniformes ou filiformes] étaient tout-à-fait inconnues ; mais je me suis servi de moyens nouveaux pour les rendre sensibles à la vue et à l’oreille (Chladni, 1809 : 46).
Nietzsche lui-même, dans l’extrait que nous citions plus haut, invite à ne pas croire que la sensation correspondrait à la chose « en soi ». Cela ne veut pas dire que l’atelier philo doive nécessairement consister en un débat métaphysique sur cette question. Au fond, Nietzsche comme Chladni sont intéressés, dans cette expérience, par le fait d’élaborer une interprétation d’une réalité qui nous affecte en mettant en relation les différents sens : c’est cette mise en relation qui amène à complexifier la perception du monde dont nous faisons l’expérience. Quand les participant.es réfléchissent à ce qui est senti, les différences formelles invitent à formuler des hypothèses sur ce qui est senti et le sens à lui donner : il ne va pas a priori de soi que le son (qui dure, mais dont l’intensité se modifie et décline pour s’évanouir) montre la même réalité que le motif de sable obtenu (qui apparaît, dure, et se maintient[64]). Il faut que se construise, patiemment, une interrogation du phénomène pour lui donner du sens, par les sauts opérés entre les sensations. Trouve-t-on une régularité dans les changements des sons et des images ? Et quelles différences se produisent ? Par exemple si l’image a une forme, comme une croix de sable, et un fond sur laquelle celle-ci se détache, correspondent-elles, cette forme et ce fond, à ce qui serait le fond et la forme dans le son ? Quel sens aurait cette différence pour le son ? Comment la forme se différencie-t-elle du fond dans l’image et dans le son ?
Ainsi, la mise en question des rapports des sensations entre elles permet de complexifier notre approche de la réalité. Si donc l’être humain, comme tout être vivant, est enfermé dans le monde construit notamment par ses sensations, ce n’est pas là le motif d’un apitoiement. Comme le dit Montebello, chez Nietzsche, « nous ne sortons pas du ‘cercle concentrique’ de perceptions et de sensations qui forme notre horizon proche, notre petit espace vital » (Montebello, 2019 : 21). Le § 117 d’Aurore, qu’il cite par ailleurs, affirme : « autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui a un centre et qui lui est propre. De même l’oreille nous enferme dans un petit espace, de même le toucher » (Nietzsche, 1995b : § 117).
Rien ne nous enferme plus que la façon dont nous sentons, elle conditionne notre monde et les préjugés que nous pourrons avoir sur lui. Et pourtant, les extraits cités plus haut nous invitent à ne pas nous morfondre. Les sphères des sens opèrent bien entre elles des transpositions. Nietzsche sera influencé, pour penser la façon dont les sens rentrent en lutte pour former un corps, par les travaux du biologiste allemand Wilhelm Roux, qui pense en 1881 la façon dont le corps se forme et évolue au gré d’une lutte de ses parties. Comme le montre Wotling (2016 : 173), « quel que soit l’aspect » sous lequel on considère l’humain – ici ses sensations – on trouve chez Nietzsche un jeu de lutte, de tentatives d’obéissance, de commandement, de hiérarchisation, entre ce que nous avons ici appelé des sphères. C’est au sein de cette lutte que se créent du sens, de la valeur.
Le jeu par lequel nous passons d’une sensation à une autre pour penser la réalité s’applique également à notre corps ; pas plus que la réalité, celui-ci ne nous est donné de façon évidente chez Nietzsche. Il faut l’apprendre, l’interpréter. Par rebond peuvent ainsi se poser des questions apparemment farfelues dans les ateliers, en tout cas abyssales : qu’est-ce qu’entendre ? Comment entend-on ? Qu’est-ce qu’un organe ? À la fin de son ouvrage, Chladni, en recensant la physiologie de son époque, se demande ainsi si, quand la vibration d’une cuiller posée dans notre mâchoire ou d’une montre contre notre boite crânienne est conduite vers le tympan via les os, il faut considérer ceux-ci comme faisant partie de l’organe auditif et donc de ce que signifie entendre. À la fois les sens sont ce sans quoi nous ne pouvons rien « faire », ni « agir », et ce dont nous nous apercevons le moins. Ce que je peux m’expliquer de la façon dont mon corps fonctionne est au fond assez mince, dit Nietzsche, et semble impliquer bien souvent une téléologie implicite, quand je me considère d’emblée comme un organisme constitué (ainsi j’expliquerai la vision par l’œil, en disant que l’œil est un organe qui sert à voir, et je n’aurai rien expliqué). Nietzsche invite à considérer un corps d’abord infirme, dont les parties luttent, pour comprendre la formation de différences de valeurs au sein de ce qui est ressenti par un corps sentant toujours en train de se faire dans ce jeu de sphères.
C’est dans ce contexte que nous posons dans des ateliers, à partir des figures de Chladni, la question de la sensation en passant par Nietzsche. Comment penser les ateliers philo selon une problématique, large, disons sociétale, relevant d’une inquiétude sur la fragmentation du corps et par rapport à laquelle il serait un enjeu de ré-apprendre à sentir ou de prendre le temps d’apprendre et de se poser, comme corps, en sentant. Les problèmes philosophiques développés ci-dessus fournissent à la fois des questions générales qui peuvent être autant de rebonds pour la discussion (qu’elles soient formulées par la personne qui anime ou les participant.es), mais également des invitations à jouer avec le dispositif : que se passe-t-il si j’utilise des métaphores pour décrire ce que je sens ? Que se passe-t-il si les enfants se bouchent les oreilles, si d’autres se masquent les yeux ? Que diront-ils du phénomène en question ?
2. Cas de figures
En Belgique, les associations ont souvent à présenter pour leurs activités un objet social. Ainsi, si l’on entend faire valoir la dimension éducative d’une association (c’est un enjeu pour Houtopia), par exemple en faisant reconnaître qu’elle met en place de l’éducation permanente, il faut montrer que l’association permet une analyse critique, dans une perspective d’émancipation, en privilégiant la participation active des publics[65]. Le type d’ateliers philo que nous utilisons, les communautés de recherche philosophique de Lipman, vont en ce sens. Houtopia se présente pour nous un peu comme un endroit où prendre le temps de sentir, à rebours de l’accélération et de la fragmentation décrite plus haut. Cet endroit propose à des enfants différents modules expérimentaux mobilisant les différents sens (souvent des dispositifs multimodaux), dont les plaques de Chladni.
Les communautés de recherche philosophique ont pour but, en partant de différents supports et des problèmes d’interprétation qu’ils peuvent nous poser, de formuler une question philosophique et de tenter, à partir de celle-ci, d’argumenter, de conceptualiser, d’imaginer des exemples, des contre-exemples en travaillant ce que Lipman appelle des capacités de pensée. Pour les ateliers, nous avons plus ou moins cadré la consigne initiale selon les groupes. Si la question « comment décririez-vous ce qu’il se passe ? » autorise des hypothèses physiques sur la nature du phénomène perçu, du type « il y a une vibration », la question « qu’est-ce que vous avez comme sensation ? » restreint à en rester à des énoncés du type « je vois une croix, ou une forme d’étoile blanche », « j’entends un son désagréable » etc. À partir des réponses et de leurs tensions, on demande ensuite au groupe de formuler les problèmes qui se posent et les questions philosophiques qui pourraient y être liées[66].
Partir de modules sensibles nous oblige à penser à un travail philosophique peu mentionné par Lipman : passer d’une sensation à l’autre pour interpréter la réalité, métaphoriser. Car les participant.es ne s’en privent pas. En tant qu’animateur, il y a de quoi être déboussolé. Faut-il, à nouveau, supposer que ces interprétations sont incorrectes, ou à affiner parce qu’approximatives ? Faute d’un langage qui permettrait de dire tout de la réalité d’une qualité sensible, et aussi peut-être grâce aux sauts métaphoriques des sensations entre elles que nous décrivions plus haut, les participant.es ne cessent de réfléchir à ce qui est senti par métaphores.
Ces deux actions, les sauts métaphoriques entre sensations et les métaphores dans le langage sont omniprésentes. Tel adulte nous parle de « son granuleux », un enfant de « son qui pique », de « son pointu », à peu près dans chaque groupe au moins une personne nous dit « voir le son », etc. Il est possible de lire ces métaphores sans en faire de simples erreurs, mais des bonds, des premières prises pour donner du sens à des sensations dont on ne « voit » pas a priori comment elles se lient : qu’est-ce qui est granuleux dans le son ? Qu’est-ce qui pique ? Y a-t-il quelque chose d’analogue, dans le son, au « piquant » ou au « granuleux » ressenti par le toucher au contact d’une aiguille ou de sable ? Faut-il passer par une métaphore d’un autre sens pour rendre cet aspect du son ? A-t-on uniquement dit « granuleux » à cause de l’influence de la vision du sable ? Mais si tel est le cas, celle-ci de nous donne-t-elle pas un mot pour le son émis par la plaque lorsque l’intensité de la note produite diminue et laisse entendre (si l’on colle l’oreille ou un microphone), précisément, une sorte de très léger bruit blanc qui semble lié aux mouvements et rebonds des grains ?
Nous parlions plus haut de lutte entre les sensations chez Nietzsche. Au moment d’interpréter les figures de Chladni, il semble qu’il existe un conflit des sensations pour les participant.es. Les débats se concentrent sur la sensation dont il faudrait partir pour interpréter le phénomène, ou sur les liens à créer entre sensations et la façon d’opérer ces liens. Qu’est-ce que telle sensation amène à penser de telle autre sensation que nous avons eue lors de l’expérience ? Par quelle sensation tenter de donner sens ? Peut-on partir d’une seule d’entre elles ou les fait-on varier ? Prenons un dernier exemple de métaphorisation, manifestant cette fois ce qui se passe chez ceux pour qui la sphère sonore imposait un autre sens à donner au phénomène quand elle se confronte à la vision du motif. Une étudiante de philosophie à l’Université nous dit, « c’est bizarre, c’est comme si le son bougeait, variait, comme s’il y en avait plusieurs » (à l’inverse la figure visible restait plutôt stable pour elle). Un enfant nous dit également « les sons changent », « ils n’ont pas de cadre (monsieur) ». Les sensations sonores imposeraient à la vision une interprétation, un sens, que l’on trouverait plus difficilement dans celle-ci : un mouvement, un changement tout du long de l’expérience.
Il est assez difficile de savoir ce que l’on entend par là (voyez-vous). Les ateliers n’ont jamais été, dans ces deux cas, jusqu’à faire formuler à ces participant.es une explication physique exhaustive de leurs perceptions. On pourrait tenter d’expliquer ces changements par la variation des harmoniques dans le son (mais est-ce vraiment ce que leurs mots signifient ? Un enfant se concentre-t-il dans l’expérience sur la discrimination d’harmoniques de la fréquence principale produite par un archet, différenciation par ailleurs difficile à réaliser pour beaucoup d’êtres humains ?), ou par la variation d’intensité (quelque chose commence, s’estompe, s’arrête, du point de vue… de l’audition). Mais ces remarques ont été d’emblée suivies par des réponses par lesquelles les participant.es et leurs modalités sensibles marquaient leurs prétentions à faire valoir une interprétation, une dimension qu’un autre participant (ou une autre modalité sensible) pourrait éventuellement rater, ou moins faire percevoir : « ce que l’on voit aussi, bouge, si on ne le regarde pas du dessus, les grains de sable rebondissent, d’ailleurs, on entend leurs mouvements quand le son s’affaiblit ».
Avec l’atelier, il ne s’agit pas de prétendre à une connaissance miraculeuse de la réalité, mais de travailler lentement ses sensations et la capacité d’en parler. Puis éventuellement, de donner des hypothèses sur ce que pourrait être la réalité en fonction de ce que l’on sent. Aussi, nous ne voulons pas faire croire que ce travail permettrait de remédier à l’accélération et la fragmentation de l’expérience mentionnées plus haut. Il s’agit comme d’une fuite, d’une parenthèse heureuse, ou d’un effort local, pour se rendre attentif à la patience que cela suppose d’élaborer et de donner du sens, pour soi et en commun, à ce que l’on perçoit, enregistre et produit de sensible. Chaque expérience est également l’occasion de son échec ou de son aporie, et pourtant, il se passe, de temps en temps, quelque chose. Des professeurs de l’enseignement secondaire en Belgique nous indiqueront l’impossibilité systémique de mobiliser ce genre de dispositif à l’école[67]. Lors d’un autre atelier, avec les enfants, on se rendra compte qu’il aurait fallu mobiliser davantage l’attention, proposer plus de manipulations différentes pour maintenir la réflexion active avec cette tension de ne pas tomber dans la simple extase devant une multiplication d’excitations.
Pourtant, le dispositif permet un travail d’apprentissage à même les sensations, qui n’est pas encore une transmission d’information, mais une création en commun de sens à partir des modes sensibles. Cette expérience, et le point de départ de modes de sensations séparés, est en partie une expérience de pensée par laquelle il s’agit de s’autoriser à prendre le temps de penser notre sensation et d’activer notre capacité à interagir avec des mondes sensibles. Dans une certaine mesure, nous avons un corps et du langage déjà faits, avec certaines coordinations, mais il s’agit de travailler le jeu des sensations entre elles comme si l’une avait toujours encore à comprendre l’autre, ou à vouloir lui faire percevoir autre chose : comme si nous devions, encore, pour rester humains, apprendre à ajuster nos corps à ce qui nous entoure, à nous rendre attentifs à ce que nous aurions pu nous rendre incapables de sentir.
Ouvrages cités
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Klinkenberg, Jean-Marie, 1999, « Métaphore et cognition », in N. Charbonnel, et G. Kleiber (dirs.), 1999, La métaphore, entre philosophie et rhétorique, Paris, PUF.
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Simmel, Georg, 2018 (1903), Les grandes villes et la vie de l’esprit, suivi de Sociologie des sens, trad. Vieillard-Baron, Jean-Louis et Joly, Frédéric, Paris, Payot.
Sontag, Susan, 2019 (1977), On Photography, Londres, Penguin Books.
Stiegler, Barbara, 2011, Nietzsche et la critique de la chair, 2e éd., Paris, PUF.
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Être en résonance avec une œuvre. Considérations théoriques pour une approche sensible de l’art
Muriel Damien
Université catholique de Louvain
Résumé
Cet article vise à démontrer comment la médiation sensible peut s’envisager selon les principes théoriques de la résonance (H. Rosa) et met en évidence les conditions qui favorisent l’émergence d’une relation résonante entre l’œuvre et le visiteur. Il rend compte des effets d’une médiation résonante sur le visiteur et témoigne du bon sens d’une médiation sensible tout en mettant en exergue la nécessité de construire des outils de médiation axés sur le corps, les sensations, les ressentis et les émotions du visiteur afin de faire émerger une expérience nouvelle de l’œuvre d’art.
Abstract
This article aims to demonstrate how sensitive mediation can be envisaged according to the theoretical principles of resonance (H. Rosa) and highlights the conditions that favour the emergence of a resonant relationship between the work and the visitor. It reports on the effects of resonant mediation on the visitor and testifies to the good sense of sensitive mediation while underlining the need to build mediation devices focused on the body, sensations, feelings and emotions of the visitor in order to bring out a new experience of the work of art.
Introduction
Ressentir de la joie face à une œuvre ; éprouver du plaisir et se sentir en empathie avec elle ; être ému par une forme, une matière ou une couleur ; s’émerveiller d’un détail ; concentrer son regard pour approcher la plasticité d’une œuvre ; tourner autour d’une sculpture en ronde-bosse pour découvrir ses différents points de vue ; frissonner devant un tableau : nous avons déjà tous vécu l’une de ces expériences dans un musée lors d’une visite. Ces états relèvent, majoritairement, d’une approche par laquelle le visiteur appréhende l’œuvre à travers sa sensibilité, c’est-à-dire à travers ses émotions, ses sentiments, ses ressentis, ses sensations et donc son corps. Lorsque le corps est profondément touché par une œuvre, il entre en résonance avec elle. Il se tisse au contact de l’œuvre une relation profonde, unique et intime qui laisse une empreinte. Entrer en résonance avec une œuvre relève de la sphère de la médiation muséale et convoque la manière avec laquelle le visiteur approche une œuvre d’art par le biais, non pas du cognitif, mais du sensible.
La médiation sensible a récemment fait l’objet d’une définition par le Groupe d’intérêt spécial (Gis) au sein de l’International Committee for Education and Cultural Action (Ceca) de l’International Council of Museum (Icom)[68](Grassin, 2022 : 12-13). Selon le Gis sur la médiation sensible, elle désigne, au-delà du sensoriel – qui vise spécifiquement les sensations – une approche holistique et donc globale du visiteur qui appréhende l’œuvre par l’émotionnel, l’imaginaire, le corporel et le sensoriel. Le Gis sur la médiation sensible y reprend notamment la notion de « rencontre individuante » instaurée par Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 81-125) selon laquelle le visiteur est transformé dans son être par l’expérience vécue avec l’œuvre. Le corps devient, dès lors, au même titre que le cerveau, un outil d’appréhension de l’art.
Or, l’approche sensible de l’art reste en marge d’une histoire de l’art qui s’est construite depuis ces cent dernières années sur une approche essentiellement cognitive (Freedberg et Gallese, 2007 : 199). Instauré au rang de dogme, le cognitif régit notre relation au monde et à la connaissance. Il constitue le point vers lequel tend toute recherche et, de facto, conditionne notre système éducatif. Si l’histoire de l’art a fait de l’analyse, de l’interprétation et de la compréhension les principales modalités de construction de la connaissance des œuvres d’art, il semble cependant qu’un changement de paradigme s’installe depuis quelques années dans la médiation et dans notre rapport à l’œuvre d’art. En témoignent les récentes expositions construites sur le fil rouge de l’expérience[69] et de la sensorialité[70] et les contributions écrites (Antoine-Andersen, 2019 ; Michelot, 2021 ; Abadie, 2023), dont le dernier numéro de 2022 de la revue La Lettre de l’OCIMentièrement consacré aux médiations sensibles (Abadie, 2022 : 64-71 ; Caillet-Baraniak, 2022 : 32-39 ; Castel, 2022 : 26-31 ; Dewisme et Rondelez, 2022 : 50-55 ; Giuliani, 2022 : 46-49 ; Grassin, 2022 : 10-17), qui ouvrent véritablement la voie à une approche sensible de l’art grâce des méthodes d’approche expériencielle.
Partant du postulat que le sensible et la perception émergent du lieu intermédiaire situé entre l’objet et le sujet (Coccia, 2018 : 27-28), tout se joue dans cet espace a priori vide. Cet entre-deux qui est au cœur de la définition de la médiation muséale permet justement de mettre en relation le visiteur et l’œuvre par ce qui émerge au milieu des deux, dans cet espace au sein duquel naît la rencontre et à partir duquel se tisse un lien (Nassim Aboudrar et Mairesse, 2022 : 3-4). Évaluer l’approche de l’art sous le spectre de cette relation invite donc à se questionner sur la manière d’être véritablement en lien avec l’art.
L’essai qui suit s’inscrit dans la lignée des réflexions engrangées sur les médiations sensibles et s’appuie sur les fondements de la médiation, à savoir comment s’articule cet entre-deux, le visiteur et l’œuvre, et propose de l’ancrer sur un mode essentiellement relationnel. À cet égard, sont ici convoquées différentes théories issues principalement de laphilosophie et de la sociologie qui nourrissent la réflexion sur la relation entre le visiteur et l’œuvre. L’ancrage théorique d’une approche sensible s’inspire essentiellement de la théorie de la résonance élaborée comme une sociologie de la relation au monde par le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa (Rosa, 2018) car elle permet justement d’envisager la médiation sous un angle qualitativement plus profond et, surtout, corporel et sensible. Comprendre comment ce principe de relation résonante envisagé comme une posture sociologique et philosophique de relation au monde, aux êtres et au vivant peut enrichir la médiation muséale est l’un des enjeux de ce propos. Il s’agit d’une part de déterminer les facteurs d’émergence d’une relation résonante entre le visiteur et l’œuvre et, d’autre part, de mettre en lumière les conditions qui favorisent la qualité de leur lien. Cela passe notamment par une réflexion sur la posture à adopter en tant que visiteur, qui peut être induite par une médiation orientée dans ce sens. Cet essai vise par ailleurs à dégager les effets de ce type de médiation résonante sur le visiteur et à évaluer le sens à donner à ce type de médiation.
1. Envisager la résonance comme une relation à l’œuvre
Dans un premier temps, il est nécessaire de se pencher sur la manière avec laquelle Rosa envisage la résonance et de dégager les points déterminants de cette théorie qui permettent de construire des jalons théoriques pour une médiation sensible en résonance.
Dans sa théorie de la résonance envisagée d’un point de vue philosophique et sociologique, Hartmut Rosa suggère de rétablir une relation qualitative au monde car c’est pour lui dans le lien d’amour, d’estime et d’attention que « la corde qui nous relie au monde » (Rosa, 2018 : 16) devient vibrante et apparait la résonance. Pour Rosa, la résonance, autrement dit la qualité d’appropriation que l’on a du monde, résulte d’une part de la manière avec laquelle nous faisons l’expérience du monde et, d’autre part, de la position que nous prenons dans l’expérience que nous vivons (Rosa, 2018 : 12).
Travailler sur la posture du visiteur durant la médiation et instaurer une médiation comme une véritable expérience semblent donc deux enjeux majeurs afin d’entrer en résonance avec une œuvre. Or, si pour Rosa le degré de résonance dépend de l’intensité du lien que l’on crée et de notre capacité d’ouverture (Rosa, 2018 : 36), il semble dès lors judicieux d’intégrer concrètement le lien que l’on construit avec l’œuvre dans les dispositifs de médiation afin d’établir une véritable connexion à l’œuvre par exemple en invitant le visiteur, en l’interpellant à ne pas quitter l’œuvre du regard durant un exercice.
Ce lien, pour Rosa, relève de plusieurs conditions, la première étant la corporéité du sujet qui vit l’expérience résonante. En effet, la relation résonante évoquée par Rosa est tout d’abord une relation corporelle au monde (Rosa, 2018 : 57-95). Le corps doit se situer au cœur de la réflexion sur une médiation pour entrer en résonance avec une œuvre. Par ailleurs, pour être en résonance avec ce qui l’entoure, Rosa affirme que le sujet prend une part active dans la relation : il va au contact du monde, s’immerge dans le monde pour que naisse une rencontre et qu’il y active ses capacités d’empathie (Rosa, 2018 : 18). C’est lorsque le monde « parle » au sujet dans la relation que le sujet va agir en retour et devenir actif. C’est dans une relation responsive que peut émerger la résonance (Rosa et Endres, 2022 : 36). Si l’on transpose cela dans la sphère de la médiation, la seconde posture à adopter pour le visiteur est la notion d’engagement qui sous-entend la mise en action du visiteur tout au long de la médiation. Le visiteur, s’il veut entrer en résonance avec l’œuvre, doit s’engager pleinement dans la visite, devenir acteur de cette expérience et conscient de l’être.
Pour Rosa, le sujet s’approprie et assimile le monde dans une attitude de réception et d’interaction avec son environnement, sans vouloir le dominer (Rosa, 2018 : 21). La résonance s’instaure donc comme une manière d’être au monde qui repose non pas sur un savoir ni sur une connaissance mais sur une manière de saisir ce qui émerge, d’accueillir et d’apprécier ce qui est vécu dans l’expérience. Cela implique dans la médiation d’inviter le visiteur à adopter une posture d’ouverture de captation et de lâcher-prise et surtout de prendre du temps devant une œuvre.
Un autre facteur déterminant dans la résonance pour Rosa est la capacité d’empathie du sujet (Rosa, 2018 : 18). L’empathie si ne qua non pour la résonance est une expérience à favoriser dans la médiation sensible.
Enfin, l’assimilation du monde dont parle Rosa implique un mouvement réciproque entre un objet et un sujet finalement transformé par l’expérience qu’il en fait (Rosa, 2018 : 213). Cela fait écho au rôle d’une médiation axée sur la résonance et aux effets d’une approche sensible de l’art.
2. Le corps capteur, actif et engagé du visiteur
La théorie de la résonance s’érige comme une attitude dans laquelle l’expérience corporelle constitue l’un des fondements principaux (Rosa, 2018 : 47). Lorsque nous sommes en relation, c’est par le truchement de notre corps car la peau, véritable médiateur entre moi et le monde devient l’organe corporel de résonance par excellence pour que le sujet touche et puisse à la fois être touché (Rosa, 2018 : 58-60) tant à l’extérieur qu’à l’intérieur (Heller-Roazen, 2011). La peau est, d’après Rosa, cette interface qui nous lie au monde tout autant qu’il nous en sépare (voir également Penone et Jaunin, 2012 : 41-42 ; Benthien, 2002 ; Anzieu, 2006). Si la peau peut être considérée comme une frontière entre le sujet et son environnement, sa semi-perméabilité crée des échanges et rend justement le sujet réceptif à ce qui l’entoure et donc à l’œuvre. Le visiteur est donc en relation à l’œuvre à travers la peau. En cela, le toucher, entendu comme un sens de contact – nous y reviendrons plus loin – est un sens d’ordre éminemment relationnel (Montagu, 1979 : 86, 179). La chair de poule n’est autre pour Rosa que l’expression matérielle visible sur le corps d’une expérience de résonance (Rosa, 2018 : 60-62). On suppose que si Rosa insiste sur l’importance de la peau, c’est parce que cet organe sensoriel, outre le fait qu’il soit le plus étendu du corps humain – et accessoirement le premier à apparaitre dans le développement sensoriel –, est aussi l’organe le plus sensible et celui qui est à l’initiative de notre premier mode de communication (Montagu, 1979 : 9-11). Puisqu’en outre c’est entre autres par la peau que l’on ressent, que l’on aime ou que l’on déteste ce qui nous entoure et par elle-même que l’on définit la structure du monde qui nous entoure (Tayler, 1921 : 157), il semble légitime d’accorder une place prépondérante à la peau du visiteur dans un processus de médiation sensible. En tant que frontière et limite entre l’intérieur et l’extérieur, c’est cette peau qui reçoit la première image de l’œuvre. Autrement dit, c’est certainement le sens du toucher et l’approche tactile au contact d’une œuvre opérationnalisée de manière indirecte – pour des raisons de conservation – auxquels la médiation muséale devrait accorder le plus d’importance, au détriment de la vue et de l’ouïe, sur-stimulés durant la majorité des visites. Proposer par exemple au visiteur de déambuler pieds nus dans l’espace muséal lui permet d’établir un contact plus direct avec les espaces mais d’être également plus attentifs aux sensations de ses pieds lors de chaque mouvement. Inviter le visiteur à éveiller ses perceptions tactiles et cutanées, de manière indirecte, favorise la rencontre résonante.
Le corps dans sa globalité comme point de départ de toute relation, constitue pour Rosa un véritable instrument de perception et de réception de ce monde, tout en initiant un mouvement intentionnel (Rosa, 2018 : 93). Cette relation est, pour Rosa, responsive (Rosa, 2018 : 87) : le sujet capte et s’ouvre au monde qui le pénètre et agit intentionnellement en réponse à celui-ci. La médiation résonante doit donc créer un dialogue entre le visiteur et l’œuvre et mettre en place des dispositifs qui permettent de placer le visiteur dans ce type de relation, en insistant par exemple sur le dialogue qui s’établit entre la plasticité de l’œuvre et le sensible du visiteur.
Si le regard intervient également dans la relation résonante, Rosa insiste sur la nécessité que ce dernier soit actif et non simplement réceptif (Rosa, 2018 : 77-81). Outre la vue, le plein engagement du corps et de l’être tout entier est nécessaire pour atteindre la résonance (Rosa, 2018 : 18). En effet, pour Rosa, la résonance s’établit sur une relation dynamique : l’extérieur s’approche du sujet jusqu’à le rencontrer et en réponse, le sujet agit et « pénètre » le monde (Rosa, 2018 : 141). Pour favoriser la résonance avec l’œuvre, le visiteur ne suit donc pas une visite mais s’y implique consciemment, avec son corps et ses sens, ses mouvements, ses ressentis et ses émotions. Dans une médiation sensible, le visiteur est donc actif et mis en action constamment par le médiateur et le visiteur est conscient de l’être car le médiateur insiste intentionnellement sur l’engagement corporel du visiteur du début à la fin de la visite sensible.
De leur côté, Morizot et Zhong Mengual évoquent la réception comme une rencontre : « ce qui a lieu quand il se passe quelque chose entre quelqu’un et une œuvre d’art » (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 13). C’est justement dans cette tension entre le visiteur et l’œuvre que nait, pour Morizot et Zhong Mengual, la rencontre (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 115). Celle-ci ne nait pas d’une iconographie, d’une forme, de l’œuvre en tant qu’objet, elle émane justement de cette relation entre le visiteur et l’œuvre qui acquiert une réelle valeur d’être (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 124). C’est d’ailleurs pour cela que les auteurs parlent d’esthétique de la rencontre puisque cette relation implique que le visiteur vive une expérience.
Il est également à noter que, pour Hartmut Rosa, la réussite de l’expérience dépend de l’intensité du lien que l’on tisse et de notre degré d’ouverture au contact du monde (Rosa, 2018 : 36). Voilà les deux postures qui nécessitent l’engagement du visiteur. Pour établir un lien intense et profond à l’œuvre, le visiteur doit s’engager dans une posture d’attention tout en activant ses capacités d’ouverture. Cette capacité à s’ouvrir au monde, Luis Ansa l’explique par un travail minutieux et conscient de l’attention accordée au monde qui, d’après lui, est à la base de toute relation (Eymeri, 2015 : 296) L’attention constitue donc un paramètre nécessaire à la rencontre avec l’œuvre. Luis Ansa considère l’attention comme une énergie et relève différents niveaux d’attention : l’attention ordinaire et l’attention éveillée (Eymeri, 2015 : 145-149). Seule l’attention éveillée impacte le travail intérieur et consiste à partager l’attention en deux : d’une part, une partie de l’attention est focalisée sur le corps et les sensations ressenties et, d’autre part, une autre partie de l’attention est dirigée vers l’activité qui est en train de se produire dans le corps. Ce travail d’attention permet au corps de capter le monde extérieur et, précise-t-il, cette attention éveillée, ancrée par les sensations, relève de notre volonté (Eymeri, 2015 : 156). C’est donc en travaillant intentionnellement l’attention via les sens, en médiation sensible, que le visiteur peut réceptionner une œuvre et en l’incitant à devenir un véritable acteur de l’attention qu’il entre en résonance à l’œuvre, par exemple en prenant le temps d’éveiller l’entièreté de son corps en début de visite et en approchant une œuvre par la gestuelle et le mouvement du corps. Capter une œuvre nécessite également de se mettre dans une posture d’ouverture. Luis Ansa invite à devenir concave pour réceptionner l’extérieur et faire qu’il entre en nous et pénètre notre corps, c’est, comme il dit, « devenir creux pour se nourrir d’impressions » (Eymeri, 2015 : 203). C’est accueillir ce qui vient sans chercher à comprendre, interpréter, analyser – que Luis Ansa rattache d’ailleurs à la convexité – et donc activer le sentir pour désactiver le mental (Eymeri, 2015 : 247, 255). Cette posture d’ouverture au contact d’une œuvre est un principe de réception fondamental en médiation sensible. Inviter le visiteur à prendre conscience de sa respiration, par laquelle il est constamment dans une attitude d’ouverture puis de fermeture, l’aide à être conscient de sa présence, de son corps dans son ouverture et fermeture au monde.
3. Favoriser le contact, le temps et la présence
Puisque la peau est considérée comme l’organe sensoriel majeur dans la résonance, le contact doit faire l’objet d’une attention particulière dans la réflexion sur la médiation résonante. Entrer en résonance avec une œuvre nécessite d’être en contact avec l’œuvre : moins l’œuvre est mise à distance et moins elle est éloignée du visiteur (e.a. dispositifs d’éloignement tels corde, vitrine, etc.), plus la proximité est possible, plus la matière de l’œuvre peut entrer en résonance avec la matière corporelle du visiteur. La sensibilité du visiteur ne s’éveille que s’il entre en contact avec la sensibilité de l’œuvre, pleinement présente dans sa matérialité. Une image numérisée comme une reproduction créent un filtre qui empêche le visiteur d’accéder à l’essence même de l’œuvre. Tout filtre qui s’érige entre le visiteur et l’œuvre a un impact sur la qualité de la relation qui se construit avec l’œuvre car tout filtre réduit l’expérience physique que l’on fait du monde et entraine la passivité du visiteur (Rosa, 2018 : 104-106). Cela implique de veiller à l’accessibilité des œuvres – tout en respectant bien évidemment le cadre de la conservation préventive – et de travailler au plus proche des œuvres, face à elles, sans faire appel à des écrans, des images numérisées et des reproductions, qui, dans le cadre d’une médiation résonante, n’enrichissent aucunement l’expérience. Ce rapprochement par contact que Luis Ansa qualifie même d’« état de contact » est un état dans lequel la sensation est reine et dans laquelle il n’existe plus de limite entre soi et l’autre (Eymeri, 2015 : 246). Sentir, dit Georges Didi-Huberman, c’est d’ailleurs éprouver un contact (Didi-Huberman, 2001 : 145). Sans contact, la sensibilité peine donc à s’établir, y compris dans le cadre d’une visite en musée. Veiller à ces aspects lors de l’accrochage des œuvres dans l’espace muséal peut jouer un rôle majeur sur notre manière de nous mettre en relation à l’œuvre.
Par ailleurs, la théorie de la résonance s’érige selon Rosa comme une solution à un enjeu majeur de la société actuelle : notre rapport au temps. Le rythme de nos vies de plus en plus remplies, exigeantes et dans lesquelles nous courrons constamment après le temps suscite un état social d’accélération (Rosa, 2014 :13-32). Face à cet état de fait, les technologies qui sont censées faire gagner du temps mènent, à termes, à une forme d’aliénation[71] de nos rapports au monde (Rosa, 2014 : 114-135). C’est théoriquement ce qui se passe dans un musée quand on aperçoit un visiteur qui plutôt que de prendre le temps de regarder une œuvre, l’immortalise avec son smartphone et reporte, peut-être à plus tard, l’observation d’une œuvre via un écran. En plaçant un filtre entre lui et l’œuvre, le visiteur s’éloigne de l’œuvre ; il coupe le contact corporel et instaure une distance. Le visiteur se trouve alors dans un rapport désincarné à l’art laissant la technologie réceptionner l’œuvre à la place de son corps. Dans ce type de posture, le visiteur ne regarde plus l’art, ne le mémorise plus – le smartphone s’en charge à sa place – et n’apprécie plus l’art au contact de l’œuvre. En effet, comment un visiteur peut, en une moyenne de 28,63 secondes par œuvre (Smith, Smith et Tinio, 2017 : 82), en ce compris la prise du cliché et la lecture du cartel, établir une relation avec une œuvre d’art ? Il visite l’exposition mais sans y impliquer son corps, sa mémoire, ses émotions et ses ressentis. Prendre le temps devant une œuvre en y impliquant tout son corps permet au visiteur d’approcher l’œuvre en profondeur et donc d’établir une relation de résonance avec celle-ci. Car en effet, être en résonance avec une œuvre demande au visiteur de pénétrer au plus intime de ses formes, de sa plasticité, de sa matérialité et en retour de se laisser toucher par elle. Être dans l’expérience – plutôt que faire l’expérience –, requiert d’accorder du temps : se préparer à recevoir l’expérience, la vivre pleinement et enfin jouir de cette expérience tout en étant conscient à chaque instant d’être dans chacune de ces étapes. C’est d’ailleurs le caractère processuel que Rosa accorde à la résonance qui se construit entre le sujet et l’objet comme une interaction dynamique (Rosa, 2018 : 36). Mieux vaut donc en médiation sensible prendre le temps devant une seule œuvre que d’en envisager plusieurs rapidement.
La puissance de l’art peut dépendre de notre capacité de résonance avec l’œuvre et donc de notre capacité à ressentir, à éveiller nos sens, à être physiquement dans une attitude d’ouverture mais aussi dans une réelle présence avec l’œuvre. La présence est également une réponse à cette course effrénée du temps, y compris au musée. Elle peut être activée en médiation sensible en invitant notamment le visiteur à imaginer l’absence de l’œuvre après une processus conscient de focalisation sensoriel.
Cette présence, Luis Ansa l’évoque comme une absence de conscience mentale, ce mental qui veut toujours comprendre, contrôler et s’approprier le monde qu’il rencontre (Eymeri, 2015 : 188). Cette présence se manifeste selon ce dernier dans l’amour que l’on porte aux choses qui nous entourent et il rejoint, en cela, Rosa pour qui la relation si elle veut être réussie et vibrante doit impliquer de l’amour. Mettre de l’amour dans une œuvre que l’on approche peut sembler incongru au premier abord, mais cultiver un sentiment de gratitude, de reconnaissance et de tendresse permet de laisser le mental en retrait (Eymeri, 2015 : 189) et donc d’être dans le sentir. Être dans le cœur et dans son corps permet de reléguer le mental au second plan, même en médiation. Établir un lien de cœur avec l’œuvre en travaillant le toucher intérieur permet notamment d’atteindre cet objectif.
Pour Hans Ulrich Grumbrecht, la présence implique la sphère tangible du monde et impacte donc forcément le corps humain qui en fait l’expérience. Gumbrecht justifie son Éloge de la présence par la tendance contemporaine à oublier la présence dans nos relations au monde alors que nous avons accordé une place prépondérante à la signification. Or, dit-il, seule la présence implique les sens et le corps et peut rendre l’expérience vécue tangible (Grumbrecht, 2010 : 9-12). Grumbrecht évoque que Jean-Luc Nancy rapproche cette notion de présence du caractère tangible et d’une proximité physique qui se fonde sur l’expérience et non sur des déductions conceptuelles qui, elles, amènent plutôt à la signification (Grumbrecht, 2010 : 95-96). Par conséquent, travailler la qualité de présence en médiation nécessite ce contact avec l’œuvre dans sa matérialité – non à partir d’une reproduction par exemple – laquelle est approchée par les sens et par le corps en laissant toute interprétation mentale en suspens. La proximité de l’œuvre favorise donc le développement de la présence dans la médiation. De même, approcher l’œuvre sans dispositif d’éloignement permet au visiteur de favoriser les qualités de présence de l’expérience.
4. Créer une expérience d’empathie
Pour Rosa, la résonance dépend de notre capacité d’empathie et de la capacité du sujet à éprouver de la compassion envers l’objet ou le sujet avec lequel il tisse une relation (Rosa, 2018 : 18). Si le concept d’empathie est aujourd’hui largement compris comme une notion psychologique, le concept appelé Einfühlung[72] qui apparait dans le champ de l’esthétique en 1873 avec Robert Vischer désigne initialement une relation visuelle et sensorielle entre une personne et une œuvre d’art ou un paysage à travers laquelle la personne est affectée. Si pour Caliandro, l’empathie nécessite une réflexion sur la manière dont le sujet est affecté avec le sens de la vue et par les formes (Caliandro, 2004 : 791), la médiation sensible résonante peut proposer au visiteur pour entrer en empathie avec une œuvre de concentrer son regard sur une forme spécifique de l’œuvre. Il ne s’agit pas seulement d’observer l’expression d’un visage ou d’une figure mais d’attirer l’attention sur un détail formel, par exemple un pli ou une mèche de cheveux, qui permettent aussi, par leur plasticité, d’être en empathie. L’empathie, puisqu’elle désigne une sensation initialement externe qui se poursuit par une sensation interne implique donc l’être tout entier. Travailler l’empathie engage donc l’entièreté du corps du visiteur dans un travail à la fois global et complet. L’empathie, puisqu’elle est une réponse à l’expérience de l’œuvre, est un enjeu essentiel pour envisager une médiation résonante fondée sur la relation.
Par ailleurs, si comme le souligne Caliandro, l’empathie fait éprouver, au-delà de simples sensations, des sentiments (Caliandro, 2004 : 797), aborder l’empathie dans une médiation résonante permet d’élargir la palette du sensible et de l’ouvrir à l’affect tout autant qu’au sensoriel. Une médiation sensible se doit d’éveiller le visiteur à être à l’écoute de ses propres émotions durant la visite.
Cet effet de résonance de l’empathie prend place au cœur de cellules nerveuses de notre corps appelées neurones miroirs (Bauer, 2012 : 10-19). Jouant le rôle de réflexion face à l’extérieur, les neurones miroirs engrangent un processus sensible au cours duquel émerge une émotion et une réponse corporelle, le plus souvent d’imitation. Tout se passe à nouveau dans l’échange, dans une relation responsive et résonante. Sous ce spectre, comment ne pas imaginer l’effet miroir d’une œuvre, de sa matérialité, de la touche de l’artiste, de l’énergie qu’elle dégage et l’impact de cet effet sur le visiteur ?
Proposer au visiteur d’activer son empathie face à une forme, un geste, une expression ou même un drapé, lui permet de se reconnaître dans l’œuvre. C’est reconnaître que l’œuvre c’est moi et que moi je suis l’œuvre ; que dans une forme, un mouvement, des jeux d’ombre et de lumière, des textures, une part du visiteur se reconnait et au-delà même, fusionne avec cet aspect plastique de l’œuvre. Choisir intuitivement un aspect plastique de l’œuvre, identifier son attrait, établir une relation avec ce détail et ensuite le rapprocher d’une partie du corps permet dans une médiation sensible d’entrer en empathie avec l’œuvre.
5. Empreinte, incorporation et transformation
Il résulte de la relation résonante pour Rosa l’Anverwandlung, terme qui désigne un processus particulier par lequel le sujet à la fois intègre l’objet avec lequel il est en relation et est à la fois transformé par l’objet, telle une assimilation du monde (Rosa, 2018 : 21). Le sujet qui vit en résonance est littéralement transformé par l’expérience. Cette notion trouve un écho particulièrement fort dans le concept de rencontre individuante développé par Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual. Conçue comme une rencontre qui modifie l’individu, la rencontre est dite individuante car elle possède en elle cette capacité à transformer le visiteur qui, par la relation à l’œuvre, devient autre et lui permet donc de le fabriquer en tant qu’individu (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 84-85). Au contact de l’extérieur et donc de l’œuvre, le visiteur ne se transforme pas passivement car c’est son individuation qui se mue pour évoluer au contact de l’œuvre. Il est à la fois l’agent et le milieu dans lequel se déroule la rencontre et la transformation. Cette individuation joue un impact non négligeable sur le visiteur : elle rend le corps plus sensible, enrichi de la rencontre individuante, et plus disponible au monde. Par ailleurs, plutôt que de singulariser l’individu, elle permet de le relier au monde et au vivant (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 90). Ce concept permet d’évaluer le pouvoir et l’impact d’une médiation sensible de résonance sur le visiteur. Expérimenter une visite sensible, ce n’est pas écouter simplement un guide ou voir passivement des œuvres, c’est se construire en tant qu’être et accepter d’être transformé au terme de la médiation. Les témoignages des retours sur les médiations sensibles confirment d’ailleurs formellement cette transformation. C’est comme s’il y avait un avant et un après.
En affirmant que la rencontre individuante n’a lieu que dans des conditions de présence – entre l’œuvre et le visiteur – et d’ouverture de l’individu qui agit dans cette rencontre, Morizot et Zhong Mengual rejoignent les principes de la résonance formulés par Rosa (Morizot et Zhong Mengual, 2018 : 87).
Si pour le sculpteur Giuseppe Penone, la perméabilité de la peau fait que le monde nous pénètre tout autant que nous pénétrons le monde, c’est sur la peau que s’imprime la rencontre du dedans et du dehors (Penone et Jaunin, 2012 : 41-42), la rencontre entre l’œuvre et le visiteur. L’empreinte qui en résulte témoigne de cette interaction et de l’expérience entre l’œuvre et le visiteur. Voir et avoir accès à l’œuvre ne suffisent donc pas pour entrer en résonance avec elle. Il faut assimiler dans son corps les parties de l’œuvre qui émergent de cette unique rencontre : il faut les incorporer, les faire entrer en soi et dans notre corps. L’art peut agir sur nous mais aussi émerger en nous, avec force, quand on entre en résonance avec une œuvre et qu’on devient acteur de cette expérience qu’on appelle alors esthétique[73]. L’œuvre est en quelques sorte digérée de manière tout à fait singulière par chaque visiteur en fonction de son vécu, de son état émotionnel et de ses prédispositions à l’instant T où il entre en relation avec l’œuvre. Chaque trace laissée, chaque empreinte accueillie par le visiteur sont autant de strates qui s’accumulent dans notre mémoire corporelle. Ces empreintes et ces impressions, captées par nos sens, Ansa précise qu’elles créent des mémoires dans notre corps et qu’elles sont une véritable nourriture pour l’homme (Eymeri, 2015 : 155-157). Inviter le visiteur à se questionner sur la trace laissée par une œuvre lui permet de prendre conscience de cette empreinte.
Le contact direct avec l’œuvre vient donc métamorphoser le visiteur qui ne sera plus le même après l’expérience auprès de l’œuvre. Si pour Rosa, le sujet peut s’approprier des données qui constituent un réel enrichissement de la connaissance, les ressources et les compétences nouvelles qui sont acquises lui restent extérieures. Il peut en disposer mais elles ne font pas corps avec le sujet. Alors qu’à travers une expérience de résonance, le sujet, transformé dans tout son être, vit ce que Rosa appelle une emmétamorphose (Rosa et Endres, 2022 : 8, 28). Autrement dit, le visiteur devient une autre personne au contact de l’œuvre et après l’expérience qu’il vient de vivre avec elle. Reconnaître combien une œuvre peut profondément nous transformer, nous métamorphoser, nécessite de faire un pas en retrait par rapport à l’expérience vécue et de prendre le temps de sonder son intérieur, ses émotions et ses ressentis. On en revient inévitablement à la question de l’engagement et de l’ouverture. Recevoir au cœur de soi ce que l’œuvre nous transmet, accueillir ses émotions, des ressentis et des sensations sans projeter d’attente favorise inévitablement la résonance et la beauté de la rencontre.
6. Le [bon] sens d’une approche sensible de l’art
La médiation sensible, malgré le fait qu’elle suscite un intérêt grandissant, reste en marge dans la programmation d’un musée. Comprendre ses bénéfices permet de mieux saisir l’importance à accorder à la médiation sensible dans le contexte global actuel.
Si l’Association des médecins francophones du Canada et le musée des Beaux-Arts de Montréal font figure de précurseur par leur système de prescription muséale en application depuis le 1er novembre 2018[74] suivie depuis 2021 par le Centre hospitalier universitaire Brugmann et les musées de la Ville de Bruxelles en Belgique, l’Organisation mondiale de la santé (Oms) n’a pas tardé à révéler le rôle majeur et l’implication de l’art sur la santé et le bien-être dans un rapport publié en 2019 (Fancourt et Finn, 2019)[75]. L’Oms y rapporte une série de composantes liées aux activités artistiques favorisant la santé et le bien-être dont la majorité relèvent d’une approche sensible et sensorielle. En effet, on peut y lire que l’art implique l’engagement esthétique des spectateurs et spectatrices, la participation de l’imagination, l’activation sensorielle, l’évocation d’une émotion, soit autant d’éléments constitutifs d’une approche sensible et sensorielle apparaissant au même titre que la stimulation cognitive comme facteurs encourageant la santé mentale et physique – en soutien comme en prévention – et les interactions sociales (Fancourt et Finn, 2019 : 2-4 ; Juslin, 2013 : 235-266 ; Fancourt, 2017). Le neuroscientifique Pierre Lemarquis affirme en effet que l’art « sculpte et caresse notre cerveau » (Lemarquis, 2020 : 16) en stimulant les zones du plaisir et de la récompense tout en impactant notre système hormonal par la sécrétion de dopamine (hormone de la récompense et de l’élan vital) et de sérotonine (hormone du bonheur).
Face à la crise écologique, Baptiste Morizot proclame la nécessité d’un retour au sensible (Morizot, 2020 : 19). Notre manière d’être avec le vivant s’est dégradée par manque de disponibilité, par la dégénérescence de nos capacités d’attention, de sensation et de perceptions amenuisant notre relation au vivant (Morizot, 2020 : 21). Se reconnecter au sensible et à nos sensations, en ce compris à travers l’art, semble donc répondre aussi à des enjeux écologiques et sociétaux actuels majeurs.
Dans la sphère plus restreinte des musées, ce retour au sensible transparait comme une nécessité, d’après la nouvelle définition des musées approuvée par l’Icom ce 24 août 2022 à Prague[76], où l’inclusion, l’expérience et la durabilité qui y apparaissent témoignent de cette volonté d’envisager le musée comme un lieu s’ouvrant à de nouvelles approches de médiation. En ce sens, proposer des approches sensibles et corporelles qui appréhendent les salles à travers leur corps vient certainement soutenir l’inclusion au musée. Outre le fait qu’en développant le sensible au musée, on participe à l’éveil d’une sensibilité plus globale au vivant, l’approche sensible par la résonance qui s’appuie sur un ralentissement du rythme, sur le développement des qualités de présence et sur les sens, contribue à améliorer la santé mentale et par là-même s’intègre dans une transition durable.
Et si comme le dit Rosa, plus l’investissement est grand, plus la résonance est personnelle et profonde, plus l’objet avec lequel il est en résonance acquiert une valeur à ses yeux (Rosa, 2018 : 213), n’est-il pas un devoir de favoriser des découvertes muséales en résonance pour sensibiliser les jeunes générations au patrimoine ?
En regard de ces différents constats, les personnes qui fréquentent les musées semblent aujourd’hui en droit de réclamer une médiation sensible et sensorielle, au même titre qu’une approche cognitive de l’œuvre déjà disponible. Il apparait dès lors crucial de s’intéresser, comme le suggère le philosophe Charles Pépin, à ce que la beauté nous fait (Pépin, 2013) et de s’activer à développer des outils de médiation sensible[77].
Ouvrages cités
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La formation à l’analyse sensorielle : une pédagogie de l’olfaction
Entretien avec Maryline Jaubert
Maryline Jaubert
Analyste et formatrice dans le domaine de l’olfaction
Érika Wicky
Université Grenoble Alpes
EW : Comment êtes-vous devenue formatrice en olfaction? Pourriez-vous résumer votre parcours?
MJ : Quand j’ai commencé à m’intéresser aux odeurs, vers la fin des années soixante-dix, celles-ci n’étaient pas encore à la mode. Elles concernaient essentiellement les parfumeurs, qui formaient un milieu assez fermé. Vis-à-vis des consommateurs, ceux-ci cherchaient surtout à communiquer du rêve, à travers la publicité, associant aux parfums proposés un discours olfactif certes poétique, mais assez flou, de sorte qu’il était difficile de se procurer un savoir pratique en dehors des écoles destinées à former les futurs parfumeurs ou les futurs aromaticiens.
C’est dans le contexte de l’aromatique alimentaire, que j’ai commencé à m’intéresser aux odeurs, alors que je travaillais au développement de nouvelles boissons dont l’odeur(l’arôme) constitue une des principales qualités organoleptiques – c’est-à-dire perceptibles par les sens. À l’époque, l’analyse sensorielle se pratiquait surtout dans le domaine alimentaire. Cette discipline apparue aux Etats-Unis pendant l’entre-deux guerres, s’est répandue en France dans les années 1960 sous l’impulsion de Félix Depledt. Elle visait à optimiser les qualités des produits présents dans la grande distribution afin de se démarquer non seulement par les prix, mais aussi par les sensations procurées aux acheteurs. Par exemple, le bruit d’une chips qu’on croque, sa texture en bouche, etc. Dans ce contexte, certaines personnes se sont posé des questions méthodologiques, notamment concernant la façon de décrire des perceptions. En France, l’émergence de ces méthodologies s’est concrétisée par la création d’une commission Afnor (Association française de normalisation) d’analyse sensorielle.
J’ai donc travaillé avec ces méthodologies au développement de boissons puis de produits laitiers pendant une dizaine années, mais je ressentais un manque concernant la connaissance des arômes eux-mêmes et de leur description. J’ai donc fait un stage à l’ISIPCA à Versailles, animé par Jean-Noël Jaubert, ensuite devenu mon époux. Dans le cadre de cette formation, l’approche olfactive très innovante développée par Jean Noël a été pour moi une vraie redécouverte de l’olfaction et de la façon dont on pouvait décrire les odeurs avec rigueur, en dépassant la subjectivité des souvenirs évoqués par les produits odorants. J’ai découvert tout un langage objectif et partageable basé sur une organisation de l’espace odorant comprenant un référentiel de molécules odorantes. Cela permettait de communiquer de façon pertinente et de suivre dans le temps et dans l’espace des ambiances odorantes.
L’année suivante, je suis devenue responsable du laboratoire arômes de l’ISIPCA. Cela a été un moment charnière pour moi : il y avait plus de 2000 matières premières aromatiques. J’ai beaucoup senti et constitué ainsi l’essentiel de ma culture olfactive. Même si je n’étais pas tout d’abord enseignante (le corps enseignant de l’ISIPCA était alors principalement constitué de professionnels non permanents), j’ai aussi découvert la pédagogie et j’ai commencé à m’intéresser à la formation des étudiants ainsi qu’à la formation professionnelle de salariés. Peu à peu, je me suis passionnée pour la pédagogie de l’olfaction et j’ai pris en charge des enseignements, appliquant la méthode développée par Jean-Noël Jaubert.
Dans le cabinet de conseil où j’ai travaillé ensuite, j’ai découvert d’autres secteurs d’activité concernés par les odeurs – celles des matériaux, notamment dans l’industrie automobile, où il s’agissait de caractériser olfactivement les matériaux, d’imposer un cahier des charges à un fournisseur, etc… J’ai aussi découvert l’univers de la qualité de l’air intérieur et extérieur. Si je me suis alors éloignée des arômes, je n’ai jamais cessé d’enseigner, plus ou moins ponctuellement, dans différents contextes : université du Havre, université de Tours, université de Montpellier, UniLaSalle de Beauvais, IUT d’Évreux, etc., mais aussi en animant des stages de formation professionnelle continue pour les entreprises en France mais aussi dans quelques autres pays (Chine, Corée, Inde, Brésil …).
Quels rapports identifiez-vous entre les savoirs olfactifs et l’expérience?
Le contenu des enseignements a toujours été indissociable de ma pratique de l’olfaction. Chaque nouvelle étude, les questions qu’elle posait et les problèmes qu’elle amenait à résoudre, ont alimenté mes enseignements d’années en années. Toute étude olfactive correspond en effet à une situation spécifique (comme dans beaucoup d’autres domaines). Si certaines études, par exemple dans le domaine de la qualité de l’air, peuvent être en partie standardisées pour la caractérisation olfactive de sites industriels, il s’agit souvent de répondre à une demande particulière pour laquelle les protocoles doivent être adaptés, prenant en charge la variabilité des contextes professionnels.
En quoi consiste votre méthode pédagogique?
Mon approche pédagogique est directement issue de celle développée et dispensée par Jean-Noël Jaubert avec lequel j’ai souvent animé des formations en binôme. En ce qui concerne les enseignements à proprement parler, ils sont en général composés d’un quart de théorie et de trois quarts de pratique sous forme de travaux pratiques ou de travaux dirigés. La partie théorique concerne surtout la connaissance du système olfactif. En fonction du public, on va plus ou moins loin dans l’étude de la psycho-physiologie de l’olfaction. On insiste beaucoup sur le fait qu’on a tous des perceptions différentes et que, sans formation préalable, chacun, lorsqu’il décrit une odeur, décrit sa propre expérience. On s’applique ainsi à souligner la variabilité inter-individuelle, conséquence du vécu de chacun, mais aussi des différences physiologiques puisque, génétiquement, nous sommes aussi très singuliers dans notre sensibilité. Ceci posé, on essaie d’aborder les odeurs de façon plus analytique. C’est là qu’interviennent les travaux pratiques : on sent alors des produits odorants de référence qui servent d’alphabet pour décrire toutes les odeurs. Chaque personne a une petite mallette composée de 45 à 50 produits odorants qui sont des molécules chimiquement définies et de pureté odorante assurée. On n’utilise pas d’huiles essentielles ou autres produits naturels, car ceux-ci sont composés de beaucoup de molécules de sorte que des facettes différentes pourraient être perçues par chacun. En outre, les produits naturels peuvent changer selon leur origine, leur âge, etc. Ils sont donc moins stables. Si le système fonctionne très bien avec un nombre de référents limités par rapport aux centaines de matières premières qu’apprennent les parfumeurs et aromaticiens, dans certains cas on a pu être amené à le diminuer pour certains publics (actions de sensibilisation par exemple), on est aussi amené parfois à l’augmenter quand des précisions sont nécessaires pour affiner certaines descriptions.
Ce langage permet à tous de reconnaître par leur odorité et de nommer les corps simples du référentiel de la même façon. Ainsi la molécule 2-acétyl pyrazine pourra être nommée par tous « pyrazine » au lieu de faire appel à des évocations comme le pop-corn, la peau de saucisson, le riz basmati ou la chaussette de laine (liste non exhaustive). Les formations que j’ai dispensées reposent en grande partie sur l’acquisition et l’utilisation de ce référentiel pour décrire les odorités. Elles commencent par l’apprentissage des référents qui consiste en l’association entre signifiant et signifié : le code doit être le même pour tous. En quelques mois, la cinquantaine de molécules odorantes est mémorisée et permet de décrire l’odorité d’autres produits. Il faut activer régulièrement la mémoire olfactive pour qu’un automatisme se crée entre l’olfaction de la substance et son nom. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à identifier une série de produits odorants, on apprend également la notion de proximité relative qui permet d’organiser la mémoire olfactive de façon spatiale et de positionner l’odorité de toute nouvelle substance dans le référentiel mémorisé (de la même manière que l’on peut positionner n’importe quelle couleur dans un référentiel de quelques couleurs). Cette approche, appelée le champ des odeurs, a été créée par Jean-Noël Jaubert sur la base de ses travaux de recherche sur les relations structure/activité des molécules odorantes. Grâce à cette méthode, les apprenants construisent des profils olfactifs en dressant la liste des référents odorants qu’ils identifient, ce qui leur permet de comparer d’autant mieux les produits entre eux. Ce type de formation permet aussi de développer une vigilance olfactive et d’identifier les référents dans beaucoup d’autres contextes, car les applications sont extrêmement nombreuses. Se pencher sur l’aspect qualitatif des odeurs avec l’apprentissage du langage doit se compléter par l’aspect quantitatif en comparant l’intensité de perceptions olfactives à partir de concentrations référentes. L’ensemble de la démarche (qualitative et quantitative) constitue l’analyse olfactive.
Dans aucune de nos formations, on ne fait de sélection préalable sur les capacités olfactives, seule la motivation prime. Avant de chercher à reconnaître les référents à l’aveugle, on encourage toujours les élèves à consolider la mémorisation du couple signifiant/signifié. Cette mémorisation demande bien sûr comme dans tout apprentissage beaucoup de répétitions, dans l’idéal quotidiennes ou au moins bi hebdomadaires pendant les premiers mois d’apprentissage.
En revanche, si on veut savoir si un produit va plaire au public, on se base sur des tests menés auprès de consommateurs surtout non formés à l’analyse sensorielle. La méthode dont je viens de parler n’est pas destinée au consommateur final, elle intervient plutôt au moment d’agir pour transformer le produit, car elle permet de lier la sensation avec des propriétés physico-chimiques, elle permet aussi d’aborder tout problème relatif à des odorants avec un maximum d’objectivité, que ce problème concerne des produits, des matériaux, des atmosphères. Les deux modalités de description sont complémentaires.
Comment vous adaptez-vous aux différences de perception entre les membres d’un groupe?
On prend en compte le fait qu’on soit très divers dans nos capacités olfactives. C’est une grande richesse d’en prendre conscience : quand on a un groupe assez important – 10 ou 12 personnes – on peut voir les écarts qu’il y a entre les personnes. Par exemple, il arrive que quelqu’un ne perçoive pas du tout une molécule – on le remarque très vite, car la personne, après avoir senti avec insistance, sent l’autre côté de la mouillette! Il y a, en effet, des personnes anosmiques (nous sommes tous plus ou moins hyposmiques à certains produits odorants). C’est très variable et cela peut évoluer dans le temps. On observe deux types d’anosmie : physiologique qui est souvent irréversible (sauf si cette anosmie est liée à une infection rhinopharyngée ponctuelle) ou encore psycho-culturelle. Cette dernière concerne des produits odorants qui ont échappé à la vigilance de notre cerveau et peuvent faire l’objet d’un apprentissage. Si une personne n’est pas sensible à une substance odorante, ce n’est pas grave, mais il est important de le savoir, car cela va lui permettre de mieux sentir les autres substances odorantes du même mélange. Loin d’être mise de côté, la personne qui a révélé une anosmie permet de souligner la complémentarité des écarts de sensibilité. Pour réaliser une analyse sensorielle, il n’est pas nécessaire d’être très nombreux, mais il est important de bien connaître la sensibilité de chacun, on réalise pour chaque sujet une cartographie de ses sensibilités aux différentes molécules odorantes.
Avez-vous déjà offert des formations hors du domaine professionnel?
Hormis quelques expériences marginales dans le domaine scolaire et para scolaire, j’ai essentiellement animé des formations destinées à des professionnels (salariés) ou des futurs professionnels (étudiants). Toutefois, dans le cadre d’études de la qualité de l’air dans l’environnement de sites émetteurs de nuisances odorantes, j’ai aussi formé à de nombreuses reprises des jurys de nez bénévoles constitués de riverains de ces sites. Ces formations étaient souvent longues, allant jusqu’à 70 heures afin de permettre une bonne maîtrise de l’analyse olfactive avec un public très varié incluant aussi des retraités (et dont une majorité n’avait aucune connaissance de chimie). C’était particulièrement stimulant, sympathique et joyeux, avec pour récompense la satisfaction exprimée par les personnes formées.
Potentialités de la réalité virtuelle pour la restitution immersive de l’expérience sensible
Charles Javerliat1, Pierre Raimbaud1, Sophie Villenave1,3, Pierre-Philippe Elst1, Eliott Zimmermann1, Martin Guesney2, Mylène Pardoen2, Patrick Baert1 et Guillaume Lavoué1
1Centrale Lyon, Université de Lyon, CNRS, INSA Lyon, UCBL, LIRIS, UMR5205, ENISE, Saint-Étienne
2Maison des sciences de l’Homme, Lyon Saint-Étienne
3Vassiléo, Montpellier
Résumé
En dressant un panorama des techniques existantes pour la capture et la restitution sensible en réalité virtuelle, cet article présente un état de l’art des techniques existantes, à la fois pour la capture et la restitution multisensorielle immersive. Il fournit également un exemple d’application concrète de ces technologies dans le cadre du projet Promess.
Abstract
Providing an overview of existing techniques for sensitive capture and restitution in virtual reality, this article presents a state-of-the-art review of existing techniques for both immersive multisensory capture and restitution. It also provides an example of the concrete application of these technologies in the Promess project.
Introduction
La réalité virtuelle (RV) désigne l’ensemble des technologies permettant de transporter un utilisateur dans un monde généré artificiellement par l’ordinateur – également appelé environnement virtuel (EV). L’utilisateur a la capacité d’interagir dans cet environnement, par exemple se déplacer, y attraper des objets. Cette capacité d’interaction ainsi que la stimulation de plusieurs de ses sens, en particulier la vue et l’ouïe permettent à l’utilisateur de se sentir présent dans cet environnement virtuel de la même manière qu’il se sent présent dans la réalité. Ces technologies nous permettent donc potentiellement de restituer une véritable expérience sensible par l’immersion dans un environnement virtuel reproduisant une expérience sensorielle créée ou capturée (on peut alors parler de jumeau numérique multisensoriel). Son application pour la reconstitution sensorielle de scènes du passé par exemple, ouvre un champ des possibles immense pour la muséographie et la transmission du patrimoine culturel tangible et intangible.
Les technologies actuelles de RV se concentrent principalement sur les stimuli visuels et auditifs, avec notamment le développement massif des casques de réalité virtuelle. Ces technologies de rendus visuels et auditifs atteignent maintenant d’excellentes performances techniques. À titre d’exemple les visiocasques de dernière génération (Varjo XR3, Meta Quest 2, Vive Pro 2) offrent des résolutions d’affichage qui atteignent la limite de la perception humaine et des taux de rafraichissement permettant une fluidité naturelle des images en mouvement. Par ailleurs, l’utilisation de casques audio à réduction de bruit active isole l’utilisateur efficacement tout en créant un rendu sonore spatialisé de qualité. L’une des rares limites restantes concernant les casques de RV est leur capacité d’affichage du champ visuel, souvent limitée aux alentours de 110° horizontalement et de 90° verticalement alors que l’humain a une perception d’environ 200/220° horizontalement et 160° verticalement.
La plupart des expériences immersives de réalité virtuelle ne stimulent que la vue et l’ouïe, alors que notre cerveau analyse en situation écologique des quantités d’informations sensorielles basées sur l’ensemble de notre système perceptif (vue, ouïe, odorat, toucher, goût). En effet dans notre vie quotidienne, nous évoluons dans un environnement qui est par essence complexe et multisensoriel. Nous utilisons, de manière consciente ou inconsciente, l’ensemble de nos sens avant, pendant et après avoir effectué une action au sein de cet environnement. Il apparait donc impératif d’aller vers une intégration de davantage de sens dans les expériences immersives, afin d’aller vers une véritable restitution multisensorielle.
Aujourd’hui, des technologies arrivent avec plus ou moins de précision et de contrôlabilité à stimuler la proprioception, le toucher, la thermoception, et l’odorat. La complexité réside actuellement dans le contrôle et l’évaluation de ces stimuli lorsqu’ils sont intégrés à des expériences de réalité virtuelle. Cet article présente un état de l’art des techniques existantes, à la fois pour la capture et la restitution multisensorielle immersive. Il présente également un exemple d’application concrète de ces technologies dans le cadre du projet Promess financé par la région Auvergne-Rhône-Alpes et qui trouve son terrain d’application sur le chantier de Guédelon (https://www.guedelon.fr/).
1. Panorama des techniques existantes pour la capture et la restitution sensible en réalité virtuelle
1.1. La vue (apparence visuelle et mouvement)
1.1.1. Restitution
L’amélioration de la fidélité visuelle, c’est-à-dire la capacité à reproduire au mieux les propriétés physiques d’un objet du monde réel dans le monde virtuel, nécessite un travail à deux échelles : un aspect purement matériel, au travers de l’évolution des technologies d’affichage, et un aspect logiciel, avec le développement des techniques de rendus graphiques.
Les supports physiques (affichages LCD, LED, LASER, etc.) utilisés pour la restitution d’un contenu visuel, jouent un rôle crucial. Le Rainbow Research Group, une équipe de recherche de l’Université de Cambridge, porte une attention toute particulière à ce que ces affichages numériques permettent une restitution visuelle d’un objet virtuel indiscernable de la réalité. En particulier, ils traitent des problématiques de restitution des couleurs, des contrastes, de la luminosité, de la perception de la profondeur (Fangcheng et al., 2021). Des géants industriels comme Meta projettent de réussir le « test visuel de Turing » (Meta, 2022). Par analogie au test originel d’Alan Turing proposé en 1950, ce dernier consiste à confronter un humain à un stimuli visuel artificiel ou réel : si l’observateur se trouve dans l’incapacité de les discerner alors le test est passé avec succès. La qualité des technologies d’affichages constitue la fondation pour atteindre un rendu visuel fidèle ; cependant, un écran sans contenu à afficher est dénué d’intérêt. De plus, la RV impose une contrainte forte : le besoin d’affichage en temps réel. Pour une expérience (considérée) fluide, le rendu doit se faire en moins de 20ms. Cette problématique est bien différente, et relève d’un tout autre domaine, celui de l’informatique graphique. Ces dernières années, la qualité des rendus en temps réel a atteint de nouveaux sommets : simulation physique du comportement de la lumière, réflexions réalistes, matériaux respectant des propriétés physiques, etc. (Caufield, 2022 ; Pharr, 2016). Si les jeux vidéo profitent grandement de ces avancées techniques (Fig. 1), la RV en est également bénéficiaire.
1.1.2. Capture
Pour capturer et retranscrire des objets fidèles à la réalité dans un environnement virtuel, deux solutions sont possibles. La première solution, est de créer l’objet manuellement, par exemple à partir de photographies, à l’aide de logiciels de modélisation tels que Blender, Maya, 3ds Max. Coûteuse en temps et en ressources humaines, cette méthode peut introduire également un biais artistique.
Pour une plus grande fidélité, et plus particulièrement pour le patrimoine culturel où l’authenticité est cruciale, il est préférable d’utiliser une méthode limitant l’écart au réel. La photogrammétrie permet de capturer l’apparence d’un objet automatiquement et de manière plus fidèle à la réalité. Cette technologie utilisant principalement des méthodes de Structure-from-Motion (Schonberger et Frahm, 2016 ; Lindenberger et al., 2021) ou Multi-View Stereo (Schonberger et al., 2016), permet de recréer un modèle tridimensionnel, sa couleur, ses propriétés physiques, à partir d’un ensemble de photographies, le tout avec une précision pouvant aller jusqu’au millimètre. Particulièrement appréciée pour sa facilité de mise en œuvre, la photogrammétrie est utilisée dans les domaines du cinéma, du jeu vidéo, du BTP ou encore pour l’archivage du patrimoine culturel (Fig. 2).
Cependant la restitution d’une expérience visuelle ne se réduit pas uniquement à présenter des monuments, objets ou autres environnements visuels fixes. La restitution des mouvements est également cruciale (en particulier les mouvements des humains) pour que la dynamique visuelle de la scène soit crédible. Pour la capture des mouvements, la vidéo est la technique la plus simple et la plus répandue. Cependant, cette capture à deux dimensions écrase la richesse d’information dans le plan de l’image et ne permet pas de restituer le mouvement en trois dimensions. Pour une capture réellement 3Ddes mouvements, des méthodes de capture par marqueurs sont employées. Ces méthodes plus connues sous les termes anglais de motion capture remontent aux années 1980. D’abord utilisées par l’armée, la médecine et le sport pour analyser la biomécanique du corps, elle se retrouve rapidement utilisée dans le monde cinématographique (Fig. 3) avec Total Recall de Paul Verhoeven en 1990, puis dans le jeu vidéo, pour capturer le mouvement des acteurs et le restituer au travers d’un modèle numérique.
Pour réaliser de la motion capture, plusieurs méthodes existent. La plus utilisée est la méthode optique, des marqueurs réfléchissants sont placés sur l’acteur, sur ses articulations et le milieu de ses membres, et localisés à l’aide d’une multitude de caméra à infrarouges. Comme plusieurs de ces caméras perçoivent les mêmes points, un calcul par triangulation permet de retrouver la position des marqueurs dans l’espace tridimensionnel. Une fois ces données acquises, il est possible d’analyser les trajectoires des marqueurs, animer un modèle numérique. Bien que proposant une précision en dessous du millimètre, cette méthode optique n’est pas sans défauts. Premièrement, elle est très sensible à l’environnement de capture. Fonctionnant dans les gammes infrarouges, la lumière du soleil présente en extérieur peut venir perturber la capture, limitant les captations à des environnements où les conditions sont contrôlées comme dans un studio de cinéma. Deuxièmement, le port d’une combinaison et de marqueurs peut se révéler gênante pour les personnes captées, et introduit un biais dans leur comportement.
Grâce aux avancées dans les domaines de l’apprentissage machine (notamment le deep learning) et de la vision par ordinateur, la captation de mouvements 3D utilisant uniquement une captation vidéo (sans marqueurs) est devenue possible. Ces techniques permettent de se rapprocher peu à peu des précisions des systèmes optiques utilisant des marqueurs. Ces nouvelles techniques numériques, que l’on retrouve dans la littérature sous les termes de Markerless 3D Human Pose Estimation, constituent un sujet bouillonnant, les articles de recherche sur le sujet se comptent par milliers chaque année. À partir d’une multitude d’exemples, un réseau de neurones apprend à détecter des points d’intérêt qu’il utilise pour déterminer la position des articulations du corps. Le réseau apprend à trouver des marqueurs implicites intrinsèques au corps humain, et permet ainsi de se débarrasser des combinaisons de marqueurs optiques peu pratiques (Fig. 4). Ces nouvelles méthodes ne sont pas encore parfaites (la précision est de l’ordre du centimètre) mais ouvrent des perspectives séduisantes pour la capture de mouvements.
1.2. L’ouïe
L’ouïe est le deuxième sens le plus mobilisé lors d’une expérience en réalité virtuelle, et démontre un impact important sur l’immersion ressentie. Le son est facile à intégrer dans un visiocasque, à l’aide d’un système stéréo généralement intégré capable de spatialiser un son situé dans l’environnement virtuel, d’où sa popularité dans la plupart des expériences.
1.1.2. Capture
Pour pouvoir capter un son numériquement et obtenir une information de spatialisation, on discerne aujourd’hui une grande variété de techniques d’enregistrement, environ 20 pour un son stéréo (restitution sur 2 canaux) et 30 pour le son surround (restitution sur au moins 5 canaux) (Pfanzagl-Cardone, 2020). Il existe une simplification pour l’ensemble de ces techniques, qui peuvent être réduits à 5 catégories principales (Geluso, 2021).
– La captation binaurale consiste à enregistrer, à l’aide de microphones miniatures, le son au plus proche des deux tympans d’une personne (on parle alors de binaural natif) ou d’une tête artificielle. La diffusion de cet enregistrement au casque permet de retrouver le champ acoustique reçu par la personne lors de l’enregistrement.
– La captation coïncidente utilise aussi deux microphones directionnels mais placés les plus proches les uns des autres afin de réduire les problèmes de phase (décalage temporel) entre ces microphones.
– La captation avec microphones séparés reprend l’idée de deux ou plusieurs microphones, et les sépare autour d’une source afin d’obtenir une information panoramique de celle-ci.
– La captation avec microphones localisés va prendre en considération les sources existantes dans un environnement en attribuant un microphone près d’une source, et permet d’obtenir par reconstitution une information spatialisée de l’environnement.
La captation hybride utilise un mélange des quatre autres systèmes cités ci-dessus.
Il est intéressant de noter qu’il n’existe pas qu’un seul système de captation pour la spatialisation. Chaque système présenté possédera son lot d’avantages et d’inconvénients, c’est pourquoi il est nécessaire de traduire un besoin avant de se pencher sur un système en particulier.
Pour une expérience vidéo 360° avec un casque de réalité virtuelle, il est plus intéressant d’utiliser un système de captation binaurale (Hafsati et al., 2019). Dans le principe où un utilisateur ne se déplace pas, une captation imitant la position des oreilles d’un être humain semble raisonnable et simple d’implémentation. Le papier cité mentionne toutefois la problématique d’un environnement virtuel 3D où l’utilisateur aurait la possibilité de se déplacer. Pour une telle expérience, il est plus simple d’implémenter la captation avec microphones spatialisés. En effet, les moteurs de jeux 3D courants utilisés pour la RV (Unity, Unreal Engine) permettent de placer des sources audios dans un monde virtuel, et restituent automatiquement la spatialisation dans le système audio utilisé. Le dispositif microphonique à déployer pour ce type de captation peut être important selon la densité en sources sonores de la scène.
1.2.2. Restitution
Comme mentionné précédemment, le système de restitution stéréo (plus précisément avec casque audio) est le plus fréquemment utilisé en réalité virtuelle, en raison de son potentiel de spatialisation immersif, sa facilité d’utilisation et son coût. Rumsey mentionne dans son livre Spatial Audio (Rumsey, 2001) les techniques de diffusion binaurales sur casque stéréo, c’est-à-dire les méthodes de calcul, à partir d’une entrée audio et d’une position virtuelle donnée, des signaux audios à diffuser dans le casque pour avoir un sentiment de spatialisation. Il est important de noter que lors de la diffusion d’un son spatialisé, plusieurs paramètres pouvant faire varier la perception sonore entrent en compte : la fréquence d’un son par exemple est capable d’influencer la perception spatiale (Pullki et Karjalainen, 2001) et la précision de localisation par l’utilisateur. Afin de réduire ces écarts de précision dus à la nature stéréo de la restitution sonore, des systèmes de diffusion avec plusieurs enceintes existent pour une diffusion dite ambisonique (Zotter et Frank, 2019).
La diffusion ambisonique ne se limite pas à une installation d’enceintes sur un plan horizontal mais généralement à une disposition dans une sphère 3D autour de l’utilisateur. Elle se caractérise selon un degré d’ordre qui définit le nombre d’enceintes autour d’un utilisateur. Pour un degré n, le nombre d’enceintes sera 2n+1. Pour améliorer la précision de la spatialisation par rapport à une restitution stéréo, une expérimentation de Pullki (Pullki et Hirvonen, 2005) montre qu’il est important de prendre un degré de spatialisation supérieur à 3, sachant que le stimulus visuel en RV renforce cette localisation. Dans l’expérience de Huisman (Huisman et al., 2021), une expérimentation en réalité virtuelle est menée dans une configuration ambisonique avec et sans stimulus visuel. Les résultats appuient le fait que la vue aide grandement à repérer avec précision les sources et relève des différences de précision de localisation entre les hémisphères gauche et droit, mais ces différences sont grandement réduites lorsque l’utilisateur dispose d’un stimulus visuel avec le port d’un visiocasque.
D’autres études ont déterminé des spécificités à ces systèmes ambisoniques (Llopis et al., 2019 ; Pullki, 1999 ; Torick, 1998), et mentionnent encore une fois l’importance du degré et de la disposition des enceintes autour de l’utilisateur, mais ces systèmes ne sont pas exempts de contraintes dans le cas de la réalité virtuelle. Plus un système aura un degré d’ambisonie élevé (donc d’enceintes), plus il sera complexe de le mettre en place, et plus il sera onéreux. Il est également important de noter que ces systèmes sont prévus pour des expériences fixes où l’utilisateur peut tourner la tête mais ne peut pas se déplacer dans l’environnement réel. Le problème de la diffusion de son spatialisé ambisonique lors d’une expérience où l’utilisateur a la possibilité de se déplacer, n’est pas encore résolu.
La Wave Field Synthesis (WFS) est une technologie de diffusion du son qui permet de récréer le champ acoustique d’une ou plusieurs sources sonores au sein d’une zone d’écoute délimitée par le dispositif d’enceintes. La WFS offre les avantages de présenter une large zone d’écoute optimale qui autorise le déplacement de l’auditeur (absence de « sweet-spot » restreint comme en diffusion multicanale traditionnelle ou ambisonique). Elle permet de placer et déplacer des sources sonores dans la profondeur, « devant » ou « derrière » les enceintes, en jouant sur la courbure du front d’onde généré (Roginska et al., 2018). Cette technique de restitution est particulièrement adaptée à la méthode de captation par microphones localisés décrite précédemment.
1.3. Le toucher (thermoception, perception tactile, retour d’effort)
L’haptique est la science qui s’attelle à la captation, la restitution et l’évaluation des stimuli perceptibles par la peau (toucher) ou de la perception de son corps dans un environnement donné (kinesthésie). Dans cette partie nous nous concentrerons sur le toucher. La peau est un organe sensoriel polyvalent intégrant plusieurs types de mécanorécepteurs permettant de ressentir : les pressions, les étirements et pincements, la forme et le bord des objets, les vibrations, l’effleurement ainsi que les changements de température. Toutes ces sensations nécessaires à la bonne compréhension de notre environnement peuvent être simulées en réalité virtuelle à l’aide d’interfaces haptiques.
1.3.1. Restitution
Les premières interfaces haptiques pour systèmes informatiques ont été conçues dans les années 70 (Batter et al., 1971), mais la démocratisation récente de la RV ainsi que la miniaturisation ont permis le développement d’une multitude de systèmes haptiques dédiés. Parmi ces systèmes il existe des gants haptiques (Hosseini et al., 2018 ; Perret et al., 2018), des bras à retour d’effort, ainsi que toute une gamme de dispositifs permettant de stimuler diverses perceptions (Muender et al., 2022) : pression, vibration, forme de surface, texture, température, forces ; il existe également des contrôleurs pour casque de RV intégrant des fonctionnalités haptiques (oculus touch, valve index controller).
Afin de pouvoir naviguer dans la masse d’interfaces haptiques existantes, des cadres théoriques ont été introduits (Seifi et al., 2020 ; Bouzbib et al., 2021 ; Muender et al., 2022) permettant de comparer des systèmes qui sont pour la plupart très différents. La plus récente de ces classifications (Muender et al., 2022) propose de classer les systèmes haptiques selon leur fidélité d’une part et leur versatilité d’autre part. La fidélité ou le réalisme du système est quantifiable à l’aide de 14 facteurs autour de la perception du stimulus, du matériel et du logiciel. La versatilité est quant à elle une échelle allant de 0 (très spécifique à un cas d’usage) à 4 (complètement générique). Par exemple, les contrôleurs fournis lors de l’achat de casque de RV peuvent fonctionner avec la plupart des moteurs de jeu permettant leur vibration. Ces vibrations peuvent être utilisées pour indiquer à l’utilisateur qu’il touche un objet virtuel, et l’intensité des vibrations peut être modulée afin d’indiquer la force de l’interaction. Dans le cadre établi par (Muender et al., 2022), les manettes sont donc très peu réalistes (abstraites) et génériques (applicables à la majorité des cas d’usage). À l’inverse, l’utilisation d’un objet réel synchronisé spatialement avec sa réplique virtuelle quasi-identique est hautement réaliste mais utilisable seulement pour un cas d’usage très précis.
Parmi les dimensions du toucher, la thermoception est essentielle et permet deux choses : la perception des caractéristiques thermiques de l’environnement et la perception de la température relative des objets. Mettre en œuvre la thermoception lors d’une expérience de réalité virtuelle permet d’améliorer significativement le réalisme de l’environnement virtuel (Günther et al., 2020). Les interfaces sans contact direct permettent un ressenti thermique global pour l’utilisateur et sont donc d’abord destinées à la reproduction d’ambiances thermiques. Il existe aussi des dispositifs portables, simulant soit une ambiance thermique (Ranasinghe et al., 2018 ; Günther et al., 2020) ou alors permettant de percevoir une température localisée sur un objet (Siru et al., 2020). Les thermorécepteurs déclenchent un signal lors d’une différence de température avec la peau, mais ils peuvent aussi être stimulés par certaines molécules, à l’instar de la capsaïcine pour les thermorécepteurs du chaud et le menthol pour ceux du froid. En se fondant sur cette observation, (Brooks et al., 2020) ont conçu deux dispositifs pouvant donner une illusion thermique pendant les expériences de réalité virtuelle : un diffuseur d’odeurs “thermiques” et une manchette à l’intérieur de laquelle circule une solution contenant les molécules “thermiques”.
1.3.2. Capture
L’haptographie (Kuchenbecker, 2008) est à l’haptique ce que la photographie est à la vue. C’est une discipline dédiée à la capture des sensations haptiques dans le but de les recréer le plus fidèlement possible, notamment lors d’expérimentations en réalité virtuelle. Alors que la majorité des sensations haptiques virtuelles sont programmées et paramétrées manuellement en suivant des modèles théoriques, l’haptographie cherche à capturer de manière empirique les sensations prodiguées lorsque l’on touche un objet. Romano et Kuchenbecker (2012) ont développé un prototype d’haptographe qui consiste en un stylo instrumenté de capteurs de vitesse, accélération et force. Pour dépasser les limitations des haptographes manuels, Zhang et al. (2022) ont proposé une méthode d’haptographie utilisant un microscope 3D.
1.4. L’odorat
Les premiers travaux portant sur l’effet de l’olfaction sur le sentiment de présence, sentiment authentique d’exister dans un monde virtuel (Bouvier, 2009), en réalité virtuelle, remontent à la genèse des casques de RV (Dinh et al., 1999). Dinh et al. suggèrent que l’ajout de stimulations sensorielles, dont l’olfaction, renforce le sentiment de présence des utilisateurs au sein de l’environnement virtuel, du fait du lien fort entre l’olfaction et la mémoire. Ce lien découle principalement de la proximité du système olfactif avec le système limbique de notre cerveau (plus particulièrement de l’hippocampe et de l’amygdale), qui est largement impliqué dans le processus de formation de la mémoire et des émotions.
1.4.1. Restitution
L’intérêt de la communauté scientifique pour la stimulation olfactive en réalité virtuelle n’a fait que se renforcer au fil des années. Les techniques et technologies de diffusion d’odeurs évoluent, se diversifient et deviennent plus abordables ; l’accès aux technologies de RV se faisant également de plus en plus aisée, une multitude d’études portant sur la stimulation olfactive en RV a donc pu voir le jour avec une activité croissante au fil des ans. Les progrès dans le domaine de la chimie permettent également aujourd’hui de créer artificiellement des composés olfactifs (CO), à l’instar de la Calone 1951 – et dérivés –, premier CO synthétique créé par Pfizer en 1966, rappelant l’odeur de l’environnement marin (Riad et al., 2021).
Plusieurs formes de conditionnement des CO existent, et ceci joue un rôle clé dans les systèmes de diffusion olfactive. Les CO peuvent donc se retrouver (1) à l’état de liquide, que ce soit avec une base aqueuse ou alcoolique. Les huiles essentielles peuvent également être utilisées pour la stimulation olfactive (Ranasinghe et al., 2018), celles-ci pouvant être rendues solubles dans l’eau suite à une émulsification. Cette forme est la plus répandue dans les travaux de recherche en réalité virtuelle, du fait principalement de sa facilité d’utilisation et de conditionnement. Les autres formes de conditionnement découlent bien souvent de celle-ci, à l’instar des CO sous formes (2) solides souvent issus de composés olfactifs capturés dans une résine ou un gel. Nécessitant uniquement un ventilateur pour dégager une odeur de façon active, il peut être un choix dans la conception de diffuseur d’odeur low-cost (Bordegoni et al., 2019). Dans les recherches poussées en neurosciences (notamment sur les “Potentiels évoqués” qui est la modification du potentiel électrique du système nerveux suite à un stimulus sensoriel externe), le conditionnement des CO sous forme gazeuse (3) est préféré via l’utilisation d’un olfactomètre de flux. La précision de celui-ci étant de l’ordre du picomole (pmol) et pouvant alors atteindre les seuils de détection du nez humain de différents CO. La diffusion sous forme de gaz reste assez peu utilisée en réalité virtuelle du fait qu’il s’agit d’appareils complexes à mettre en œuvre à tous niveaux mais leurs usages restent néanmoins possibles (Bahremand et al., 2022). Découlant de ces différentes formes de conditionnement d’odeurs, nous pouvons distinguer deux familles de diffusion. (1) La diffusion dite “sèche” : les CO sont alors transférés dans l’air ambiant vers nos narines, sans autres intermédiaires. L’odeur est produite en faisant varier la pression de vapeur saturante et la volatilité d’un CO liquide ou d’un solide. Un apport d’air est dans ce cas nécessaire en plus des CO (soit avec un ventilateur ventilant de l’air frais ou avec de l’air sous pression) afin de servir de vecteur de diffusion. (2) La diffusion dite “humide” : dans ce cas les CO sous forme liquide sont transportés dans des microgouttelettes de solvants suivant un procédé dit de “nébulisation”. Il n’est pas obligatoire d’avoir un flux d’air pour permettre à l’utilisateur de sentir l’odeur mais celui-ci peut s’avérer utile afin de moduler la puissance de diffusion et de diriger l’odeur plus facilement.
Dans le cadre d’expérience de réalité virtuelle intégrant l’olfaction, les technologies existantes permettent de mettre en œuvre une stimulation olfactive soit à un seul utilisateur, soit à plusieurs. Pour une expérience multi-utilisateur, une possibilité est de diffuser les CO dans la pièce grâce à un diffuseur d’ambiances olfactives (Kaimal et al., 2020) utilisant le plus souvent des billes imprégnées de CO ou un liquide avec diffusion de microgouttelettes. Pour les expériences mono-utilisateur, l’utilisation d’un appareil monté sur casque est la solution la plus pertinente. Sa localisation, au plus proche du nez de l’utilisateur lui permet réactivité, fidélité et limite la rémanence (Kato et al., 2018) et la pollution olfactive de l’environnement. Javerliat et al. (2022) ont proposé une solution open-source, facilement reproductible, autonome et peu onéreuse (<100€) pour la diffusion olfactive montée sur visiocasque.
1.4.2. Capture
La capture d’odeurs peut être faite de façon objective via l’utilisation d’olfactomètres passifs ou actifs. Ceux-ci utilisent généralement des procédés optiques ou électrique permettant de déterminer la composition chimique de l’air ambiant. Par la suite, un « nom » peut éventuellement être donné à l’odeur, notamment via de l’intelligence artificielle (Hudon, 1999).
Une autre approche de capture, préférée dans certains domaines, est subjective, via des « Nez ». Les Nez sont des personnes avec des capacités olfactives et un entrainement spécifique qui leur permet de sentir et d’identifier des odeurs de manière très précise, et de les décrire de façon fidèle. Ces Nez alliés à des parfumeurs sont de ce fait capables de capturer puis de restituer une odeur de façon authentique.
1.5. Le goût
Au sein des différents sens explorés en réalité virtuelle, le goût figure parmi les derniers et les moins étudiés, notamment pour des raisons pratiques (difficultés de l’utilisateur de RV pour prendre et ingérer de la nourriture en immersion) et techniques (difficultés pour la création artificielle de la sensation de goût). Néanmoins, il a été montré que les environnements virtuels sont bien un terrain favorable aux expérimentations alimentaires telles que pour des buffets virtuels (aliments virtuels) qui peuvent remplacer des « faux-buffets » (faux aliments) (Ung et al., 2018). De plus, la RV permet de transporter les utilisateurs dans un environnement lié et adapté à la consommation de produits spécifiques (Stelick et al., 2018) et offre un environnement propice à la mesure et au contrôle de la satisfaction ou de tout autre effet neurologique lors de la consommation d’aliments (Pennanen et al., 2020).
1.5.1. Restitution
Tout d’abord, plusieurs études se sont concentrées sur l’étude du lien entre le goût de vrais aliments et l’environnement visuel montré à l’utilisateur. Par exemple, Huang et al. (2019) ont montré que la couleur d’un aliment (du thé) montré en RV n’influence pas le goût ressenti par le participant, mais qu’en revanche la couleur de l’environnement (éléments externes à l’aliment) peut l’influencer. Similairement, Torrico et al. ont démontré dans le cas du vin, que l’environnement virtuel (sombre vs. lumineux) influence la détection des arômes par des amateurs et les émotions ressenties, mais pas leur préférence finale pour un vin plutôt qu’un autre (Torrico et al. 2020). Enfin, les études de Worch et al. et de Ramos-de-la-Peña et al. ont confirmé que, pour un même aliment consommé dans des environnements virtuels différents, le ressenti du goût varie en fonction d’éléments externes au produit, de manière variable selon les individus, notamment selon leur sexe (Worch et al. 2020 ; Ramos-de-la-Peña et al. 2022). Il est également important de souligner que l’odeur reste également un élément « externe » important pour le goût, notamment en termes de congruence pour les aliments connus par les utilisateurs de RV (Ramos-de-la-Peña et al., 2022 ; Narumi et al., 2011).
Cependant, d’autres études ont cherché à comprendre, reproduire et évaluer ce qui produit ou influence nos sensations gustatives, au-delà du contexte visuel. Les travaux de Cornelio et al. illustrent parfaitement cette transition de paradigme d’étude du goût : en plus d’avoir montré à nouveau l’influence de la lumière sur le goût ressenti (ambiance RV de lumière bleue qui renforce le goût sucré), leurs résultats montrent aussi l’influence de la forme de l’aliment dégusté sur le ressenti utilisateur, avec des formes rondes qui augmentent le goût sucré, par rapport à des formes pointues (Cornelio et al., 2022).Des technologies de synthétisation de goût ont également été testées en dehors d’environnements immersifs, par électrophorèse (Miyashita, 2021). Enfin, une approche par stimulation électrique a été mise au point et évaluée par quelques études. Ranasinghe et al. ont présenté un modèle de synthétisation de cocktail, qui a su suggérer des parfums différents grâce à la simulation de goût par stimulation électrique combinée de manière congruente à de la diffusion d’odeurs. Dans cette étude, l’effet pour la sensation globale d’un parfum de cocktails diminue fortement sans la congruence olfactive. Ces travaux utilisent aussi la variation lumineuse pour influencer le goût ressenti (Ranasinghe et al., 2016 ; Ranasinghe et al., 2017). Enfin, une dernière piste étudiée est la transmission de la sensation de goût par effet thermique, par une stimulation sur la langue, à l’image des stimulations électriques présentées ci-avant. Les résultats obtenus sont qu’une transmission de chaleur suggèrent aux utilisateurs une sensation de goût plutôt sucré ou gras (qui augmente avec la rapidité de la transmission), tandis que le froid suggère des goûts de menthe et moins plaisants (Karunanayaka et al., 2018).
1.5.2. Capture
Dans l’industrie alimentaire, quelques études du champ de l’analyse sensorielle de nourriture (Lahne et Spackman, 2018) ont exploré la capture du goût, de manière indirecte, via la production de saveur rappelant des aliments ou plats particuliers. Cela passe généralement par une approche d’analyse moléculaire (Taylor et al., 2000). En effet, de telles analyses et captures des molécules responsables d’une sensation de goût spécifique (Taylor et al., 2021), permettent une restitution concrète, en concordance avec la perception des utilisateurs, cette dernière pouvant, elle, être formalisée à un plus haut niveau par des mots (salé, sucré, amer, acide, umami) (Gayler et al., 2022).
1.6. La proprioception
En plus des cinq sens classiquement connus, il est important de souligner que nous percevons de notre environnement davantage de stimuli sensoriels. Par exemple, le sens de la proprioception nous permet de connaître à tout moment la position de nos membres dans l’espace (Proske et Gandevia, 2012). Il a été montré dans la littérature que ce “sixième sens” contribue fortement à l’immersion en environnement virtuel, notamment en termes de présence ou d’engagement (Argelaguet et al., 2016 ; Gorisse et al., 2017), pour tout type d’utilisateur, au-delà des quelques variations mesurables selon les personnalités (Dewez et al., 2019 ; Fribourg et al., 2020). Comme la proprioception est liée à notre corps, en environnement virtuel, elle est alors directement issue de la manière dont les positions des parties de notre corps réel nous sont représentées dans ce monde virtuel. Pour cette raison, les travaux actuels en réalité virtuelle qui contribuent notamment à l’amélioration de la proprioception et à son effet sur les ressentis des utilisateurs dans ce type d’environnement sont ceux qui étudient l’incarnation et son sentiment, tel que défini par Kilteni et al. comme « l’ensemble des sensations qui surviennent lorsqu’on se trouve à l’intérieur d’un corps, qu’on le possède et qu’on le contrôle » (Kilteni et al., 2012). Dans le cadre de la transmission à un utilisateur d’une expérience sensible, l’incarnation est cruciale : en effet, pour certains cas d’étude, elle contribue à mettre l’utilisateur de RV “dans la peau” d’un personnage ciblé, dans cet exemple celle d’un monstre hybride (Shahnewaz et al., 2016) (Fig. 5), ou bien, elle aide l’utilisateur à apprécier son propre corps virtuel et le contrôle qu’il en a (Fig. 6) (Latoschik et al., 2017).
1.6.1. Restitution
Pour restituer la proprioception, il faut faire ressentir à l’utilisateur son occupation corporelle dans l’espace. Une première étape nécessaire et primordiale est donc la capture des positions du corps (tronc, tête, membres, etc.) dans cet espace. Lors d’une expérience immersive en réalité virtuelle, l’utilisateur immergé effectue des actions et des mouvements dans l’environnement virtuel, a minima des déplacements ; les positions de différentes parties de son corps doivent alors être capturées au cours du temps (Kokkinara et Slater, 2014). Du point de vue technique, les études actuelles utilisent les technologies de captures de mouvement présentées en début de section (voir sous-section La vue). Puis, la deuxième et dernière étape nécessaire pour transmettre la proprioception et donc induire un sentiment d’incarnation à l’utilisateur repose sur le choix d’un type de retour des données capturées. La majorité des travaux actuels proposent des modalités de retour visuel, tant pour l’étude de la représentation de soi en tant que telle (Gonzalez-Franco et Peck, 2018) que pour l’étude de l’effet de cette représentation pour des tâches motrices (Haar et al., 2021) ou cognitives (Lindgren et Johnson-Glenberg, 2013). Néanmoins, certaines études ont exploré d’autres types de retour, notamment liés au sens du toucher, par exemple via des vibrations lors d’une tâche de navigation, au niveau des hanches et des jambes (Plouzeau et al., 2015 ; Plouzeau et al., 2017). Dans ce sens, Lenggenhager et al. ont montré l’importance de la contribution du toucher pour le sentiment de conscience de son propre corps, qui semble aller au-delà de la simple vue (Lenggenhager et al., 2009). Il faut tout de même noter qu’une congruence entre les signaux visuels et tactiles reste préférable pour l’utilisateur, notamment en cas d’auto-contact (main-torse, main-jambe), pour le sentiment d’appropriation et de contrôle du corps et des mouvements (Bovet et al., 2018).
1.6.2. Capture
Le sens proprioceptif, interne à l’utilisateur, se situe davantage à un niveau cognitif (Roll, 2006). La capture de la proprioception en tant que telle, dans le champ clinique doit encore évoluer (Hillier et al., 2015). Pour cette raison, à la connaissance des auteurs, de telles captures n’ont pas été jusqu’à présent testées en réalité virtuelle, bien que le domaine ait déjà proposé des études avec des mesures sur les activités cérébrales (Mercier-Ganady et al., 2014). Enfin, au niveau moteur, les captures sont plutôt directement utilisées pour une retransmission visuomotrice, qui permet la restitution du sens de proprioception.
2. Cas d’application : Captations multi-sensorielles au château de Guédelon dans le cadre du projet Promess
Les principes de captations et de restitutions multisensorielles décris plus haut s’illustrent au sein du projet PROMESS (PROtocoles MEsurant l’impact du multiSenSoriel dans le patrimoine culturel), financé par la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ce projet réunit différents acteurs : l’équipe de recherche en réalité virtuelle du LIRIS, située à l’ENISE, école interne de l’École Centrale de Lyon, la Maison des Sciences de l’Homme de Lyon (MSH-LSE) pour la production et la restitution de contenus sonores, l’atelier des Charrons pour leur expérience dans la mise en œuvre d’outils technologiques dans les visites culturelles, la société SFI pour son expérience dans le domaine des applications multimédia et plus particulièrement en réalité augmentée, le Studio Bouquet pour son expertise dans le domaine du tournage vidéo 3D adapté aux équipements de réalité augmentée, et enfin le LARHRA sur la dimension olfactive. Le projet répond notamment à une problématique de conservation et de restitution du patrimoine culturel immatériel (PCI) tel que défini par l’UNESCO en 2003 dans la Convention pour la sauvegarde du PCI (UNESCO, 2003). Le patrimoine culturel immatériel comprend les traditions et expressions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales comme les rituels et évènements festifs, l’artisanat traditionnel (Partarakis et al., 2020 ; Jeong et al., 2018 ; Nikolakopoulou et al., 2022).
L’objectif du projet PROMESS est la capture et la restitution immersive multisensorielle de scènes du passé. L’un des scénarii visés est l’immersion des visiteurs sur le chantier de construction de la cathédrale Notre Dame de Paris, avec notamment les artisans à l’œuvre. Pour assurer la fidélité technique et historique de la restitution, nous avons lancé plusieurs campagnes de captation sur le chantier du château de Guédelon (l’une a eu lieu en octobre 2022 et l’autre en avril 2023). Ce chantier, débuté en 1997, est situé dans l’Yonne et consiste à bâtir un château fort à l’échelle de temps un (c’est-à-dire dans un déroulement réel) avec les techniques et les matériaux utilisés au Moyen Âge. Ce site présente une grande richesse sensorielle, aussi bien au travers des mouvements effectués par les artisans, les sons produits par leurs outils et l’environnement mais également au travers des odeurs présentes sur le lieu.
2.1. Captations visuelles
Les ateliers des artisans sont capturés par la technique de la photogrammétrie. Un exemple de reconstitution (Fig. 7) présente les photographies utilisées pour appliquer les algorithmes de photogrammétries ont été réalisées à l’iPhone 13 Pro, puis traitées à l’aide du logiciel Agisoft Metashape.
À cette captation de l’environnement visuel, vient s’ajouter la captation des mouvements 3D des artisans, l’objectif étant de pouvoir les retranscrire sur des avatars virtuels. Cette captation de mouvement a été réalisée grâce à des marqueurs optiques (Fig. 8). À partir du nuage de points issu des marqueurs optiques, nous sommes en mesure d’animer un squelette numérique, utilisable pour animer n’importe quel avatar humanoïde. La Figure 8 illustre l’avantage qu’offre une captation en trois dimensions par rapport à la vidéo. On peut y voir la trajectoire que prend la main de l’artisan dans l’espace, admirer sa régularité et l’amplitude de son geste (voir également https://www.youtube.com/watch?v=1RasDCEJuSQ).
Cette information pouvant être utilisée dans un but de compréhension, de formation, aurait été perdue si la captation avait été réalisée plus traditionnellement avec une seule caméra vidéo, écrasant les informations dans le plan de l’image. Cette première utilisation en conditions réelles des marqueurs optiques a mis en lumière les différents problèmes qui lui sont associés, comme exposés plus tôt. En particulier, le site étant en extérieur, le soleil était un facteur de « bruits » non négligeables sur les captations infra-rouge. De plus, les marqueurs restent intrusifs pour l’artisan qui doit les porter. Une piste de travail futur porte donc sur l’utilisation de techniques moins intrusives, capables de reconstituer les gestes grâce à des méthodes de traitement d’images et d’intelligence artificielle à partir de plusieurs points de vue vidéo synchronisés.
2.2. Captations sonores
Chaque captation visuelle est accompagnée d’une captation sonore détaillée du geste, réalisée en simultané pour permettre une synchronisation parfaite de l’image et du son. Le but est d’enregistrer tous les éléments sonores pertinents pour la reconstitution de la scène virtuelle, en insistant sur tous les sons utiles à l’artisan, c’est à dire les sons qui lui permettent de guider et d’ajuster son geste. Un ou plusieurs microphones sont déployés pour capter chaque point sonore d’intérêt de façon la plus isolée possible. Pour cela on utilise des microphones directifs proche des sources sonores. Un micro ultra-directif sur perche permet de suivre l’artisan au plus proche de son geste sans le gêner. Des microphones de contact, collés directement sur la matière travaillée (pierre, bois, métal, etc.) permettent de capter uniquement le son à travers elle et de s’affranchir totalement des sons environnants. Des microphones d’ambiances (couple stéréophonique ou microphone ambisonique) peuvent être disposés pour capter l’ambiance générale de l’atelier comme le son des autres artisans à proximité ou les bruits de la nature pour remettre le geste dans un contexte sonore plus global (Fig. 9).
Les captations visuelles et sonores sont synchronisées en post-production en alignant le son capturé par l’enregistreur audio-numérique avec le son témoin captée par les caméras. Le son de chaque microphone peut ensuite être placé dans l’espace virtuel en cohérence avec la position de l’objet associé (impact sur la pierre ou l’enclume par exemple).
2.3. Captations olfactives
Les ateliers des artisans du chantier contiennent de nombreuses odeurs spécifiques et caractéristiques du corps de métier, telles que celle du bois, de la pierre, de la chaux. Comme précisé plus haut, certains professionnels spécialisés sont capables à la fois de capturer l’environnement olfactif puis de recréer les odeurs perçues de façon fidèle (c’est-à-dire les composés chimique). Pour ce travail nous allons faire appel au Studio de Design Olfactif Iris & Morphée.
2.4. Restitution
Les captations visuelles, sonores et olfactive réalisées vont ainsi permettre d’immerger véritablement le participant dans une expérience sensible impliquant ces trois sens. Cette restitution immersive est prévue au travers de l’utilisation d’un casque de réalité virtuelle de haute qualité visuelle tel que le Varjo XR-3. Pour les odeurs, le dispositif Nebula (Javerliat et al., 2022) peut y être accroché aisément, permettant une diffusion proche du nez. Pour la diffusion sonore, deux choix seront étudiés : les écouteurs binauraux du casque ou bien une diffusion ambisonique grâce à un ensemble d’enceintes. Ce dernier choix permettra une meilleure fidélité du son, mais pourrait limiter l’amplitude des mouvements possibles de l’utilisateur. Une fois équipé, l’utilisateur sera libre de se déplacer dans l’environnement virtuel, pour découvrir le travail de l’artisan sous différents angles.
Conclusion
Cet article a présenté les outils technologiques et les potentialités de la réalité virtuelle polysensorielle pour la capture et la restitution d’une expérience sensible. Il en a également présenté un cas d’application dans les domaines de l’archéologie et de la valorisation du patrimoine culturel. Ces nouvelles technologies ouvrent de vastes horizons applicatifs dans les domaines de l’art, de la culture et de l’histoire au sens large.
Ouvrages cités
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Atelier de captation au musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne : Comment capter et faire entendre le patrimoine industriel
Mylène Pardoen
CNRS, Maison des sciences de l’Homme, Lyon Saint-Étienne
Résumé
À travers un atelier de captation au musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne, ce travail interroge sur la manière de capter et faire entendre le patrimoine industriel. Au cours d’une séance en trois temps, à savoir le repérage, le montage du réseau et l’écoute, il questionne tout autant la matière sonore que la médiation sensible.
Abstract
Through a sound recording workshop at the Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne, this project explores how industrial heritage can be captured and heard. During a three-stage session – locating, setting up the network and listening – it questions both the sound material and sensitive mediation.
Introduction
L’archéologie du paysage sonore est l’étude et l’analyse des paysages, ambiances sonores historiques. C’est une transdiscipline hybride qui a émergé en 2015 avec le Projet Bretez (la restitution sensorielle d’un quartier de Paris – le Châtelet – dans la seconde moitié du XVIIIe siècle). Bretez fut donc le premier terrain d’expérimentation, sorte de laboratoire virtuel. Ce projet a permis d’en établir les cadres et les méthodologies structurantes, couvrant la totalité de la chaîne de production : de la recherche d’indices sonores à la diffusion sous différentes formes, en passant par les captations et la post-production.
Pour nourrir ces fresques sonores, pas de bruitage, pas de sound design, mais des captations réelles (gestes artisanaux, objets, outils, etc.). Il devient donc nécessaire de retrouver les pratiques, les objets et de les enregistrer. Cette pratique de captation entre dans le cadre du patrimoine culturel immatériel (PCI) et de sa conservation (UNESCO, 2003).
Si Guédelon est devenu notre terrain de jeu privilégié (notamment pour les projets ESPHAISTOSS et ProMESS), il nous arrive d’avoir l’opportunité d’enregistrer des machines – comme la mule-jenny à Langogne (Lozère) ou cette rubanière au Musée d’Art et d’Industrie à Saint-Etienne.
1. L’atelier
Les lignes suivantes exposent l’atelier présenté à Saint Étienne dans le cadre de la seconde journée d’étude Transmission des savoirs sensibles. Organisée par le laboratoire ECLLA (Études du Contemporain en Littératures, Langues, Arts) del’Université Jean Monnet et la Maison des Science de l’Homme Lyon Saint-Etienne (MSH-LSE), en collaboration avec le Musée d’Art et d’Industrie – Saint-Étienne, cette journée fut l’occasion pour nous de réaliser une démonstration d’une partie nos activités : la captation sonore d’un métier à tisser. Il s’agit d’un métier à tisser les rubans avec mécanique Jacquard composé d’un battant à seize pièces et six navettes. Ce métier, daté de la fin du XIXe – début du XXe siècle, en provenance de l’atelier du passementier Joseph Faure à Planfoy (42660), se situe désormais dans les salles des machines du Musée d’Art et d’Industrie. Ces dernières présentent les innovations techniques dans le domaine du lissage et du tissage de ruban. La caractéristique du métier avec mécanique Jacquard est son système de programmation : le Jacquard. Le métier effectue une lecture de la mise en carte — perforations — correspondant au programme de dessin :
Les cordes qui en descendent, les arcades, vont tirer les fils de chaîne qui sont passés un à un dans l’œillet de la lisse. 16 pièces, 6 navettes, telle est la caractéristique du battant de ce métier. C’est un battant brocheur dont les navettes sont commandées par une rangée spéciale de pantalons de cartons. La caisse d’ascension porte le battant à la hauteur la plus favorable au passage de la navette dans l’ouverture des chaînes. Au-dessus, la marionnette, avec son sabre et ses touchettes, retrouve la sélection des cartons sur les glissières du battant, tirant les navettes. Le tout est parfaitement synchronique et automatique. Mais si un petit incident se produit, le tisseur le voit ou bien l’entend.[78]
2. Une séance en trois temps
2.1. Le repérage
Dès notre arrivée sur site – avant celle des visiteurs et participants de la journée d’étude – nous partons en repérage. C’est le rituel de chaque mission qui nous permet d’écouter le métier en amont de la captation, d’analyser les lieux pour en cerner les moindres caractéristiques. Damian, technicien des salles des machines, procéda à la mise en fonctionnement du métier automatisé. Sans surprise, les mécaniques bruissantes emplissent dans la pièce. Après une brève analyse des sources sonores, nous retrouvons le groupe d’intervenants pour une visite des collections du musée – ce qui nous permet de compléter nos observations.
2.2. Le montage du réseau
Pour suivre nos activités, les participants de la journée d’étude et visiteurs sont invités à découvrir le fonctionnement et les particularités techniques du métier par le sonore, c’est-à-dire son patrimoine immatériel. Ce n’est pas moins d’une vingtaine de micros qui sont positionnés autour du métier : des hyper cardioïdes, un couple hyper cardioïde, un ambisonique, un surfacique et un hémisphérique. Ce type d’installation se nomme réseau. Chaque micro vise à cibler et enregistrer une particularité sonore du métier. Le réseau est complété par deux enregistreurs numériques Sound device MixPre-10. Elle seule permet de capter finement des bruits et des sons bien précis. L’oreille du technicien, habituée, les perçoit comme autant d’informations. Celle du visiteur ne peut les discriminer faute d’en détenir les clés mémorielles. En ciblant et enregistrant ces éléments sonores, nous facilitons leur repérage lors de l’écoute globale.
2.3. L’écoute
Une fois les micros posés et un premier test lancé afin de vérifier que tout est bien câblé, nous pouvons commencer l’expérience. Pour ce faire, nous avons compléter notre réseau par l’ajout d’un ban d’écoute et ses casques audio.
Lors des enregistrements, les visiteurs et les intervenants sont invités à écouter au casque. Certains prolongent l’expérience en faisant le tour de la machine puis essaient de retrouver les sons. En effet, comme il est possible de faire écouter voix par voix chaque micro pour permettre à l’oreille de mémoriser les sons ciblés, il devient ludique de retrouver ces sons.
En guise de conclusion
Ce qui, initialement, ne devait être, pour ce qui nous concerne, qu’un simple exercice de présentation afin de faire prendre conscience de la complexité de notre travail de captation, s’est révélé très enrichissant. Aujourd’hui, nous avons pris conscience de la puissance de médiation que représentent de tels dispositifs. Les intervenants et le public ont également découvert que l’on pouvait créer des supports et des dispositifs de médiation très orientés vers la sensorialité, des dispositifs qui sortent des traditionnels supports, interactifs et ludiques.
De notre côté, nous commençons à réfléchir à des propositions orientées pour les musées ou lieux patrimoniaux qui puissent mettre en valeur ce patrimoine sonore souvent rendu « muet » faute d’avoir des outils adaptés.
Notice des auteurs
Patrick Baert est ingénieur de recherche à l’ENISE, titulaire d’un diplôme d’ingénieur en génie mécanique avec une spécialité en management des organisations de l’ENISE. Après une forte expérience en milieu industriel, dans le management de projet, compétence pour laquelle il rejoint l’ENISE. Il monte et anime l’activité réalité virtuelle de l’école Centrale de Lyon-ENISE.
Sandy Blin, agrégée d’arts plastiques et docteure en esthétique et sciences de l’art, a été chargée de mission au centre d’art contemporain Le Consortium de Dijon jusqu’en 2013, puis membre du jury de l’épreuve d’option cinéma à l’admission du Capes externe d’arts plastiques. Elle est actuellement PRAG au département d’arts plastiques de l’Université Jean Monnet de Lyon – Saint-Étienne.
Muriel Damien, historienne de l’art, chargée de missions au Musée L (musée universitaire UCLouvain, Belgique), consacre ses recherches (UCLouvain) à l’élaboration d’un outil de médiation muséale basé sur une approche sensible des œuvres d’art et est à l’initiative du projet Art en corps qui propose des médiations sensibles en musée (tout public et personnes en burnout).
Rémi Digonnet est maître de conférences en linguistique anglaise à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne. Ses recherches, centrées sur l’analyse du discours et les divers procédés lexicogéniques, concernent le domaine sensible. Il est l’auteur de Métaphore et olfaction : une approche cognitive (Honoré Champion, 2016) et co-directeur d’ouvrages : Discours croisés sur l’architecture (Peter Lang, 2024), Manifestations sensorielles des urbanités contemporaines (Peter Lang, 2020).
Pierre-Philippe Elst est technicien Fablab et réalité virtuelle à l’ENISE, École Centrale de Lyon. Titulaire d’un BTS Chimiste du Lycée Laurent de Lavoisier de Mulhouse, il contribue au développement de solutions olfactives en réalité virtuelle au sein du LIRIS. Il travaille actuellement sur l’amélioration une machine à odeurs autonome.
Jérôme Flas est doctorant à l’Université de Liège. Ses recherches en esthétique portent sur l’interaction sensible avec l’environnement en contexte capitaliste et néo-libéral. Il s’agit d’explorer comment les esthétiques de Nietzsche et Dewey se contruisent à partir d’un même regret, celui d’une fragmentation de l’expérience jusque dans ses couches les plus basiques. Via le concept de rythme et des dispositifs pratiques comme les figures de Chladni, il réfléchit sur ce qui, dans le vivant, pourrait résister à cette fragmentation de l’expérience selon ces auteurs. Quelques articles et recensions sont publiés ou à paraître dans l’Année Sartrienne, La Part de l’Oeil, Diotime, etc., ainsi que dans un ouvrage collectif (Voyager en Philosophie, dir. L. Bischoff, Paris, Kimé, 2021).
Martin Guesney est ingénieur d’études à la MSH Lyon Saint-Étienne, titulaire d’un diplôme d’ingénieur du son de l’ENS Louis Lumière. Il est spécialisé dans l’enregistrement de sons patrimoniaux et dans la création de fresques sonores historiquement informées en diffusion immersive que cela soit au casque en binaural ou sur enceintes en WFS.
Jean-Noël Jaubert a consacré toute son activité professionnelle au monde des odeurs pendant plus de quarante ans. Enseignant chercheur à l’université, il a pu mettre au point et diffuser une méthode de description objective des perceptions olfactives avec un langage pertinent : le Champ des Odeurs. Il a pu participer à de nombreuses démarches de formation en direction de tout jeunes enfants ou de jurys. Son activité de conseil et d’expertises judiciaires lui a permis de rencontrer les problèmes concrets posés par les odorants de la formulation à la qualité de l’air.
Maryline Jaubert est analyste et formatrice dans le domaine de l’olfaction. Après dix ans de formulation agro-alimentaire (progressivement axée sur l’aromatisation des produits) et huit ans au sein de l’ISIPCA consacrés à la formation d’aromaticiens, son activité s’est élargie au cours des vingt-cinq dernières années à l’analyse olfactive d’ambiances (intérieures et extérieures) dans le cadre d’études de la qualité odorante de l’air et à la formation professionnelle dans ce domaine.
Charles Javerliat est doctorant à l’ENISE, École Centrale de Lyon, France. Il a reçu son diplôme d’ingénieur informatique de l’INSA de Lyon en 2022 avant de débuter son doctorat en informatique dans le laboratoire d’informatique LIRIS. Ses travaux de recherches portent sur la capture, la reconstruction et la restitution de scènes immersives multi sensorielles en réalité virtuelle et augmentée pour le patrimoine culturel.
Guillaume Lavoué est professeur des universités à l’ENISE, École Centrale de Lyon. Membre du laboratoire LIRIS depuis 2006, ses travaux de recherche portent sur l’informatique graphique, la réalité virtuelle et la perception au sens large. Responsable de l’équipe de recherche en réalité virtuelle de l’ENISE, il est co-auteur d’une centaine de publications internationales dans des revues ou conférences à comité de lecture.
Mylène Pardoen est ingénieur de recherche à la MSH Lyon-Saint-Etienne. Docteur en musicologie, elle a orienté ses recherches vers l’archéologie du paysage sonore, le patrimoine culturel immatériel et la sensorialité liée à l’ouïe. Aujourd’hui, son cœur de métier est l’étude et l’analyse sensorielle des métiers de l’artisanat (tant du bâti que de l’artisanat d’art).
Pierre Raimbaud est maître de conférences à l’ENISE, École Centrale de Lyon, France. Ses recherches portent sur l’étude des utilisateurs de réalité virtuelle. Il s’est concentré sur les approches théoriques pour la conception d’interactions utilisateur pendant son doctorat, puis a étudié les interactions humain-agent en environnement virtuel. Ses recherches actuelles portent sur la compréhension des comportements humains en réalité virtuelle, du point de vue de l’utilisateur et de la société.
Élise Urbain Ruano a soutenu en 2020 sa thèse sur le négligé dans la mode, le portrait et la littérature françaises du XVIII siècle à l’Université de Lille et l’École du Louvre. Elle a publié à ce sujet dans Dix-Huitième Siècle (2016), The Journal of Dress History (2017), des publications collectives (dont Le Siècle de la Légèreté, OUSE, Liverpool University Press, 2019) et des catalogues d’exposition (Tenue Correcte exigée, Paris, 2017, Ruban intime, Saint-Étienne, 2021). Elle travaille actuellement sur l’imaginaire et la représentation du corps contraint dans la mode.
Sophie Villenave est doctorante au sein de l’entreprise Vassiléo. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur en informatique de l’INSA de Lyon, elle est actuellement en thèse en collaboration avec le laboratoire LIRIS. Ses travaux actuels portent sur l’implémentation et l’évaluation d’interfaces thermiques pour la réalité virtuelle appliquées au marketing dans le BTP.
Eliott Zimmermann est ingénieur d’études en réalité virtuelle à l’ENISE École Centrale de Lyon, diplômé ingénieur généraliste spécialisé en informatique à Efrei Paris en 2020. Il contribue au sein du LIRIS à l’étude du son et des contraintes liées à la réalité virtuelle. Il cherche notamment à déterminer l’influence immersive produite par différents systèmes acoustiques afin de les adapter pour une expérience avec visiocasque.
[1] Jastrow R. propose comme signe significatif du développement de l’olfaction le morganodonte, un mammifère primitif d’il y a un peu plus de 200 millions d’années (ère mésozoïque), chez lequel on retrouve l’empreinte de bulbes olfactifs.
[2] Altricialité : n.f. modalité essentielle de construction du cerveau humain par les apports sensoriels en provenance de l’entourage dans les premiers temps (a. primaire) puis de tout son environnement (a. secondaire) au fur et à mesure de son développement.
[3] « Même raisonnement pour le son et pour l’odeur ; car aucune de ces choses n’a besoin de toucher l’organe pour causer la sensation, mais le milieu est mis en mouvement par le son et par l’odeur ; et chacun des deux organes l’est à son tour par ce milieu » (Aristote, 1988 : livre II, chapitre VII, §8).
[4] Contrairement à une idée reçue, le mécanisme de l’olfaction s’effectue bien en milieu aqueux. On peut se demander comment évolueraient les paramètres si l’on pouvait directement apporter les MPO dans une solution isotonique au mucus.
[5] Le cortex piriforme impératif à l’olfaction pour acquérir les informations et l’apprentissage, l’hypothalamus en relation avec le système endocrinien, l’hippocampe qui joue un rôle important dans les démarches mnésiques, l’amygdale pour l’aspect émotionnel, le cortex orbitofrontal vers lequel convergent les informations pour la cognition, les intégrations multisensorielles et l’imagination.
[6] « La plasticité cérébrale, processus neurogène, s’observe essentiellement chez les mammifères. Elle est liée à la capacité du tissu nerveux de changer ses propriétés réactives en fonction de la nature de la stimulation qu’il reçoit et repose sur des mécanismes proches de ceux qui génèrent le développement du système nerveux. Elle est au plus haut dans les premiers stades de la vie et fréquemment limitée à une brève période de croissance » (Chouard, 2011).
[7] Nous mesurons systématiquement le niveau limite de reconnaissance (nlr) de chacun des sujets que nous formons. Ce nlr est la concentration minimale à laquelle un sujet reconnaît la molécule qu’on lui a indiquée et dont il avait appris l’odorité auparavant. Cela permet de détecter les anosmies mais aussi de situer chaque sujet dans le groupe et dans la population pour sa sensibilité à chaque molécule. Chacun a une carte de sensibilité spécifique. Cela contribue à expliquer pour partie les différences de réponse dans des observations olfactives.
[8] Plurisensorialité : n.f. alimentation des fonctions cérébrales par plusieurs sens plus ou moins simultanément. Il est rare qu’une réponse sensorielle soit isolée, les autres sens jouant aussi leur rôle. La plurisensorialité est la base de toutes nos formes d’apprentissage et de connaissance.
[9] Si à la naissance un neurone est impliqué dans 500 connexions, ce chiffre passe à 10 000 et plus à 18 ans. Le nombre total de synapses est estimé à 10 000 milliards par cm³ de cerveau.
[10] Grille que l’on appose sur une image pour y isoler des éléments simples, faciles à décrire et à copier.
[11] Jeu japonais qui consiste à enchaîner des mots, chacun commençant par la sonorité qui a terminé le précédent.
[12] Tétra-hydro-thiophène.
[13] En France, pour le secteur parfum-arôme-cosmétique : ISIPCA à Versailles, ESP à Paris, GIP à Grasse et les universités Nice-Côte d’Azur, Montpellier et Le Havre ; pour les boissons AIVA à Strasbourg et différents diplômes de sommellerie ; les écoles de cuisine et les CAP sont très nombreux.
[14] Organoleptique, adj. : qualifie une propriété perceptible par les organes des sens (norme AFNOR ISO 5492-2007).
[15] Si les recherches de relations entre la structure physico-chimique et le caractère odorant des molécules sont nombreuses, elles ont toujours buté sur le « caractère odorant » exprimé par des sujets seulement sur la base de leur vécu. De plus, notre expérience nous laisse supposer que la réponse a plus un coté probabiliste et multiparamétrique en accord, en cela, avec les mécanismes de l’olfaction qu’une réalité rigide.
[16] Que dirait-on d’un opérateur qui, étudiant les couleurs, rassemblerait un jaune et un rouge au prétexte que des sujets aient, dans les deux cas, évoqué des fruits !
[17] Voir les roues des vins (Pfister), roues du paysage urbain (McLean), roues des fromages (Berodier), roues du compost (Rosenfield) roues des eaux usées (Suffet), etc.
[18] Voir Scentree ou SketchOscent qui offrent l’un et l’autre une interface interactive agréable à utiliser.
[19] Accoutumance : adaptation d’un récepteur à un stimulus continu dont la réponse va peu à peu s’amoindrir et disparaître ; ainsi chaque olfaction laisse des traces qui modifient l’olfaction suivante (fT2). Habituation : le cerveau néglige progressivement un signal répété qui se noie dans le bruit de fond de ses informations. Éblouissement : un signal très important domine l’information et empêche de distinguer les autres signaux, pendant un moment ; à un moindre degré on peut parler de masquage. Rémanence : persistance d’une sollicitation odorante après avoir écarté la source (en fait il est probable que des composés odorants soient restés sur la muqueuse olfactive). Séquençage : pour diverses raisons (chimiques, biochimiques et physiologiques), au cours d’une même olfaction, les signaux arrivent à la cognition avec des intervalles de quelques fractions de seconde (fT1) au cours d’une même inspiration, si l’on s’est formé à y être vigilant ; nous présentons les réponses à ce processus sous forme de courbes DICT (Distribution de l’Intensité par Caractère odorant selon le Temps).
[20] Facteur temps (fT) : phénomènes intervenant sur la qualité d’une olfaction du fait de la chronologie.
[21] Raymond Chaillan, Robert Gonnon, Paul Léger et Roger Pellegrino.
[22] Un dispositif de Vapor Communication (2014).
[23] Exposition internationale du surréalisme du 17 janvier au 24 février 1938.
[24] L’orchestre Parfum https://www.lorchestreparfum.com/
[25] Le Grand Musée du Parfum 73, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8ème
[26] Musée international de la parfumerie 2 boulevard du Jeu de Ballon, 06130 Grasse – France
[27] Château de Chamerolles 45170 Chilleurs-aux-Bois
[28] Musée des odeurs Explorarôme (ASQUALI) 1 de la rue des Senteurs 31540 Montégut-Lauragais
[29] Il ne faut confondre la pureté odorante et la pureté chimique qui ne garantit en rien la pureté de l’odorité. Des impuretés perçues par notre odorat peuvent être présentes à des teneurs très largement inférieures au pouvoir de résolution de tous nos outils d’analyse. Leur omission a été la cause de bien des erreurs d’interprétation de l’odorité de molécules. La molécule impure se comporte comme un mélange ayant un caractère particulier qui peut cependant être parfois recherché pour certaines compositions par des parfumeurs ou des aromaticiens. À l’inverse, certaines impuretés chimiques ne modifient guère le caractère odorant de la molécule. Des procédures permettent de s’assurer de la qualité de l’échantillon.
[30] La « méthode du neuf » consiste à créditer chaque sujet de neuf points non sécables pour chacune des notes odorantes qu’il doit positionner dans le Champ des Odeurs. Ces points sont attribués en fonction inverse de la distance estimée des deux, trois et très rarement quatre points considérés par le sujet comme les moins éloignés (9 est utilisé quand il ne trouve qu’un descripteur, ce qui n’est pas rare et souvent suffisant).
[31] Dans le cas de l’olfaction, nous ne savons pas, pour l’instant, si l’encodage produit effectivement plusieurs codes juxtaposés, donc théoriquement isolables, ou s’ils sont superposés pour n’en faire plus qu’un, et, dans ce dernier cas, si l’apprentissage permet au sujet de décomposer la combinaison en plusieurs codes dont le rassemblement donne (ou lui permettrait d’obtenir) la résultante présente à la manière d’une figure fractale que les mathématiques savent mettre en équation (Wikipedia, 2023).
[32] Échelle en dix points suivant la même démarche que l’échelle de Richter pour les séismes mais en remplaçant, comme repères, les observations de manifestations physiques par les comportements spécifiques du sujet.
[33] À ce propos il faut attirer l’attention sur tout le travail qui est fait à la recherche de la cause de l’odeur dans la matière, avec l’espoir de transmettre des odeurs de manière infaillible par des types d’odorants précis : l’étude des relations structure/activité. Si l’accord se fait assez aisément sur l’aspect structure, l’activité reste assez floue, les chercheurs s’étant le plus souvent tournés vers des évocations données par des jury ou des professionnels. Or nous avons bien montré que ces évocations globales mêlaient tant de données personnelles ou culturelles qu’il n’était pas possible d’en tirer un invariant pertinent. L’acétate de géranyle peut aussi bien évoquer la rose que l’alcool phényléthylique alors que tout le monde peut facilement distinguer très nettement ces deux molécules comme le jaune et le rouge peuvent évoquer des fruits ; l’acétate de benzyle peut tout aussi faire penser au jasmin qu’à la poire, comme le rouge n’est pas que la couleur de la fraise. Une description plus précise de l’odorité et une approche multiparamétrique des caractères physico-chimiques, correspondant d’ailleurs à la sensibilité multiparamétrique des récepteurs, pourraient sans doute faire avancer le sujet.
[34] Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle
[35] Plus récemment, on peut lire un tour d’horizon sur les cinq sens et leur « symétrique de la communication verbale » dans le numéro de la revue Hermès consacré à ce sujet (Wolton, 2016).
[36] C’est l’auteur qui souligne.
[37] Florian Berthelot relève que sa « caméra devient une extension de la main autant que de l’œil. Elle est un prétexte à s’approcher au plus près et même à toucher » (Berthelot, 2016 : 36). On peut dès lors imaginer Kawase faisant sienne cette assertion du phénoménologue Maurice Merleau-Ponty : « Loin que nos organes soient des instruments, ce sont nos instruments au contraire qui sont des organes rapportés. » (Merleau-Ponty, 1964 : 58).
[38] Berthelot souligne par ailleurs le fait que « dans ce rapport à la caméra, le but n’est plus d’enregistrer mécaniquement le flux du réel, comme le ferait une caméra de surveillance, mais bien de créer une forme d’écriture cinématographique dans la lignée de la “caméra-stylo” d’Alexandre Astruc » (Berthelot, 2016 : 22).
[39] « L’artiste crée des blocs de percepts et d’affects, mais la seule loi de la création, c’est que le composé doit tenir tout seul » admet Gilles Deleuze. « Il faut parfois beaucoup […] d’imperfection physique, d’anomalie organique, du point de vue d’un modèle supposé, du point de vue des perceptions et affections vécues, mais ces sublimes erreurs accèdent à la nécessité de l’art si ce sont les moyens intérieurs de tenir debout » ; étonnamment, elles donnent « aux postures les plus acrobatiques la force d’être d’aplomb » (Deleuze, 2005 : 155).
[40] Nous empruntons cette expression à Roland Barthes qui, au chapitre « Dédicace » de ses Fragments d’un discours amoureux, l’emploie pour évoquer la vocation du cadeau (Barthes, 1977 : 89). Erly Vieira Jr, pour sa part, l’interprète comme « une “caméra corporelle” en état de “semi-ivresse” » (Vieira, 2014 : 1223 ; nous traduisons).
[41] Le même genre d’expérience, ainsi qu’a pu le relever Benjamin Thomas (2009 : 161), connaît une formulation toute proche sous la plume de Abe Kōbō, lorsqu’il écrit dans L’Homme-boîte : « Pendant que je la regardais, un autre moi me regardait la regardant. » (Abe, 1979 : 81).
[42] L’auteur précisant encore : « la vision se dédouble : il y a la vision sur laquelle je réfléchis, je ne puis la penser autrement que comme pensée, inspection de l’Esprit, jugement, lecture de signes. Et il y a la vision qui a lieu, pensée honoraire ou instituée, écrasée dans un corps sien, dont on ne peut avoir idée qu’en l’exerçant, et qui introduit, entre l’espace et la pensée, l’ordre autonome du composé d’âme et de corps. L’énigme de la vision n’est pas éliminée : elle est renvoyée de la “pensée de voir” à la vision en acte » (Merleau-Ponty, 1964 : 54).
[43] Selon Andrault toujours, l’« élément important, et constant », demeure « le couplage, en tout être vivant, entre un principe immatériel qui perçoit et un corps organique qui est l’instrument de cette perception » (Laerke, 2017 : 188).
[44] Comme le dit Paul Hadermann, « toute forme de langage n’est-elle pas, elle-même, déjà, de l’ordre de la synesthésie ? Dès qu’une sensation affleure à la conscience, elle s’identifie grâce à un langage qui, le cas échéant, permet qu’on la communique » (Cupers, 2011 : 85).
[45] Dans cette œuvre datant de 1986, Calle demande à des aveugles de naissance ce que serait pour eux l’image de la beauté. Quelques années plus tard, dans une série de films constituant un pendant inverse aux images perçues « pour la dernière fois » par des hommes et des femmes ayant perdu la vue (La Dernière image, 2010), elle cherchera à rendre compte de ce qui a pu être vu « pour la première fois » (Voir la mer, 2011).
[46] On sait par exemple qu’à l’instar d’Olivier Messiaen, Wassily Kandinsky, ou même Vincent Van Gogh – qui à une note frappée sur le piano, associait instinctivement une nuance colorée – le peintre Charles Blanc-Gatti percevait des couleurs à l’audition de sons, étant affligé d’une surdité un peu particulière. Ainsi que le précise Paul-Baudoin Michel, « une telle anomalie s’appelle synesthésie ou plus exactement “synopsie” causée par une anastomose, abouchement ou filet de communication entre deux nerfs, qui provoque une sensation de vision des sons » (Cupers, 2011 : 60).
[47] Durant le montage de son exposition au Consortium Museum de Dijon (2013), le sculpteur Phillip King me faisait remarquer combien l’approche descriptive s’avérait plus complète dans la culture japonaise, au point d’influencer sa relation à la couleur, notamment dès Rosebud (1962). Au-delà de nos seules désignations occidentales de mat, satiné, brillant, les qualités de texture telles que très poli, luisant, mi-luisant, etc. accompagnant la dénomination des couleurs en Asie, ont intégré son vocabulaire après qu’il ait effectué une résidence au Japon.
[48] Leibniz pour sa part – imaginant un système qui fasse varier conjointement l’un et le multiple au nom du principe d’Harmonie préétablie –, énonce qu’« il faut considérer aussi que l’âme, toute simple qu’elle est, a toujours un sentiment composé de plusieurs perceptions à la fois » ; « les perceptions qui se trouvent ensemble dans une même âme en même temps, enveloppant une multitude véritablement infinie de petits sentiments indistinguables, (…) il ne faut point s’étonner de la variété infinie de ce qui en doit résulter avec le temps. Tout cela n’est qu’une conséquence de la nature représentative de l’âme, qui doit exprimer ce qui se passe, et même ce qui se passera dans son corps, et en quelque façon dans tous les autres, par la connexion ou correspondance de toutes les parties du monde » (Leibniz, 1994 : 143-144).
[49] « La sensation composée », écrit-il encore, « faite de percepts et d’affects, déterritorialise le système de l’opinion qui réunissait les perceptions et affections dominantes dans un milieu naturel historique et social ». Et ce faisant, il « se reterritorialise sur le plan de composition », ce qui « entraîne la sensation dans une déterritorialisation supérieure, la faisant passer par une sorte de décadrage qui l’ouvre et la fend sur un cosmos infini » (Deleuze, 2005 : 186).
[50] L’entoilage est une couche invisible, placée entre le tissu extérieur et la doublure, qui confère de nouvelles propriétés au vêtement telles qu’un bon tombé, la rigidité, l’isolation thermique.
[51] École Nationale Supérieure des Arts et Industries Textiles, Roubaix.
[52] Je tiens ici à remercier cette équipe pour avoir partagé son expérience.
[53] Les indiennes sont des toiles de coton aux couleurs vives produites en Inde et très à la mode en Europe occidentale à partir du XVIIe siècle.
[54] Fashion Institute of Design & Merchandising, Los Angeles
[55] Avril 2023.
[56] Guillaume Marius Dieudonné (Arles, 1827-1897). Buste du graveur Jean-Joseph Balechou, 1878. Marbre, 105 x 70 x 45 cm. Commande de l’État pour la ville d’Arles, 1878. Les œuvres permutent tous les six mois.
[57] Par exemple, pour être plus pratique à enfiler par les artistes, la robe se fermait par des crochets et non un laçage.
[58] Ainsi, après le téléviseur, les automatismes computationnels des systèmes techniques numériques actuels produiraient selon Bernard Stiegler des protentions (des attentes, qu’elles soient psychiques, individuelles, institutionnelles) automatiques pour les internautes à partir d’un processus de « dividuation » automatisée des traces numériques produites (Stiegler, 2016 : 50).
[59] Nous avons conscience de forcer le trait (c’est aussi pour cela que nous parlions de dystopie plus haut, comme une exagération de ce qu’il y a de pire dans le présent). Il ne s’agit pas ici de dire que toute technique est « mauvaise », ni que des usages alternatifs, voire un reste de différence induit par la matérialité même des outils et des media ne laisse pas entrouverte la possibilité de résistances locales à un emportement indifférencié par les excitations dans une profusion de data. Peter Szendy situe bien ce problème à propos du revirement désabusé de Susan Sontag, passée selon lui d’une écologie des images dans On Photography, où l’image garde en effet une épaisseur, une réalité irréductible et un potentiel de résistance (Sontag, 2019 : 195-196), à l’idée – à la fin de sa vie – que l’on ne parviendra pas à rationner la prolifération d’images (Szendy, 2021 : 32-34). Or Szendy entend penser la force propre des images à induire des ambiguïtés, des tensions, notamment temporelles, qui ne se laissent pas réduire à cette accélération indifférenciée dont nous parlons.
[60] Sur la question d’un « en trop » à même la sensation voir Stiegler (2011 : 87-88).
[61] « Dieser Vertauschung der Sphären » pour la version originale allemande. Nous avons ici gardé la traduction par « échange », mais il ne faut entendre ce dernier au sens d’une substitution d’un équivalent pour un équivalent (sans quoi la suite de notre propos pourra sembler contradictoire). « Transposition » aurait également pu être un choix pertinent, il s’agit d’une des traductions proposées par Pons.
[62] Mais le rôle du toucher, étonnamment, est passé sous silence autant par Nietzsche que par Chladni. Pour quiconque a tenté de réaliser cette expérience, c’en est pourtant une composante aussi inévitable qu’agaçante (il n’est pas toujours aisé de réaliser un son relativement correct), souvent mentionnée par les participant.es qui ont l’occasion de réaliser la manipulation.
[63] En Belgique, les « asbl » sont des associations sans but lucratif. Permettons-nous ici de remercier les participant.es du colloque Unesco, dédié aux nouvelles pratiques philosophiques, qui s’est déroulé à Liège, le 18 octobre 2021 ; les participant.es d’une IFC (formation continue des enseignants du secondaire en Belgique) réalisée pour l’asbl PhiloCité avec Nicolas Frognet le 6 avril 2022 ; l’asbl Houtopia, qui nous a permis de réaliser deux animations, une le 15 juin 2022 avec les étudiant.es de 1ère année de bachelier en philosophie de l’Université de Liège, une autre le 5 octobre 2022 avec les élèves de 6ème année primaire d’une école d’Houffalize en Belgique. Nous remercions aussi Noëlle Delbrassine, avec qui nous avions mis en place un cours centré autour de la pratique des ateliers philosophiques à destination d’étudiant.es de premier bachelier à l’Université de Liège. PhiloCité réalise des animations philosophiques et forme à l’animation d’ateliers philosophiques à destination de la jeunesse. Houtopia propose un grand espace avec différents dispositifs sensoriels et didactiques visant à amener les enfants à penser ce qu’il se produit lors d’expériences sensibles. Il s’agit de deux associations situées dans la province de Liège.
[64] À moins qu’un participant ne décide de goûter la matière du motif de sable, ce qui s’est produit avec certains enfants qui n’ont pas hésité à rajouter une modalité sensible à l’expérience.
[65] C’est en tout cas ce que demande l’article 1, § 1 du décret sur l’éducation permanente du 17/07/2003 en Communauté française de Belgique.
[66] Nous ne nous concentrerons pas sur ce point ici, mais ce processus peut être long, difficile et parfois mener à un échec si l’animateur est lui-même amené à formuler ou à forcer un peu la question (cela a été notre cas avec des enfants, pour ce qui concerne les plaques de Chladni, qui demeurent un dispositif abstrait).
[67] Selon ces professeurs, il manquerait de temps dans les cours respectifs, de ponts entre les cours « manuels », « scientifiques », « philosophiques » qui pourraient pourtant tous communiquer autour de cet objet (le bricoler, l’interpréter, formuler des hypothèses explicatives de point de vue de la physique). Ici, la cause est bien liée à la fragmentation dont nous parlions plus haut : « One of the major problems in the practice of education today is the lack of unification of the child’s educational experience. What the child encounters is a series of disconnected, specialized presentations. If it is language arts that follows mathematics in the morning program, the child can see no connection between them […]. This splintering of the school today reflects the general fragmentation of experience, whether in school or out, which characterizes modern life » (Lipman et al., 1977 : 6).
[68] Le Gis de l’Icom Ceca sur la médiation sensible a été créé et est dirigé par Anne Sophie Grassin, spécialiste en médiation sensible de l’art, cheffe adjointe du service culturel et de la politique des publics du musée de Cluny (Paris) et s’est penchée sur cette définition en 2021.
[69] L’exposition Love. Hate. Debate. Start a conversation with the ING Collection (Bruxelles, ING Art Center du 23 octobre 2019 au 15 mars 2020) avait pour objectif de faire vivre une expérience au visiteur.
[70] Mentionnons notamment la récente exposition itinérante « Prière de toucher, l’art et la matière » (musée de Beaux-Arts de Lyon, musée d’Arts de Nantes, palais des Beaux-Arts de Lille, musée des Beaux-arts de Rouen, musée des Beaux-arts de Bordeaux), élaborée à partir de reproductions d’œuvres sculptées, qui propose au visiteur de découvrir le domaine de la sculpture par le sens tactile. Conçue par le musée Fabre de Montpellier en collaboration avec le musée du Louvre avec la participation de mal-voyants ou de non-voyants, l’exposition se destine à tous les publics.
[71] Hartmut Rosa reprend le concept d’aliénation développé par Karl Marx et l’École de Francfort dans lequel l’homme est dépossédé de son pouvoir d’agir en tant qu’individu.
[72] Terme initialement utilisé par le philosophe allemand Robert Vischer en 1873.
[73] Le terme esthétique provient du grec aisthêtikos et se traduit par « qui a la faculté de sentir ; qui peut être perçu par les sens ». Aristote développe dans son De anima que l’aisthēseis englobe les cinq sens et que cette sensation consiste à être affecté, qu’elle inclut donc, outre les phénomènes perceptifs, les phénomènes affectifs (Aristote, 2018 : 711).
[74] Le Musée des beaux-arts de Montréal a par ailleurs initié pas moins de dix projets d’études cliniques pour évaluer scientifiquement les bénéfices de l’art sur la santé. « Prescriptions muséales MBAM-MFdC : des visites au musée prescrites par des médecins à leurs patients », mbam.qc.ca, 11 octobre 2018, URL : https://www.mbam.qc.ca/fr/actualites/prescriptions-museales/, consulté le 27/03/2021.
[75] En 2019, l’Oms s’est penchée pour la première fois sur les effets de l’art sur la santé et le bien-être. Afin de mettre en lumière les arguments qui fondent le rôle et l’implication de l’art sur la santé, les auteures se sont appuyées sur pas moins de 900 publications sur le sujet (uniquement en anglais et en russe entre janvier 2000 et mai 2019).
[76] L’Icom se dote d’une nouvelle définition des musées depuis le 24 août dernier : « Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances ».
[77] Des dispositifs de médiation sensibles ont été créés par l’auteure dans le cadre de recherches doctorales en cours (UCLouvain, Belgique) et ont déjà été éprouvés dans différentes institutions muséales en Belgique : principalement au Musée L – musée universitaire UCLouvain –, mais également au musée de la Tapisserie et des arts textiles de Tournai et au musée royal de Mariemont à Morlanwez. L’outil de médiation sensible est régulièrement soumis à des adolescents et des adultes mais également à des personnes en burnout lors d’un processus de re-sensibilisation à des fins thérapeutiques – processus co-animé avec une psychologue. Cette médiation est conçue comme une nouvelle manière d’approcher l’art dans le sens où l’approche est quasi exclusivement d’ordre sensible et sensorielle. En effet, les questions relatives à une connaissance de type encyclopédique de l’œuvre (e.a. date, titre, nom de l’artiste) sont intentionnellement absentes. Seules les données de type plastique de l’œuvre (la matière, les formes, les textures, les couleurs, la composition, etc.) sont mises en exergue afin d’éveiller la perception et favoriser la résonance par incorporation de l’œuvre.
[78] Métier à tisser les rubans avec mécanique Jacquard, Musée d’Art et d’Industrie, Saint-Étienne, https://mai.saint-etienne.fr/decouvrir/musee/parcours-de-visites/parcours-rubans/metier-a-tisser-rubans-avec-mecanique-jacquard, consulté le 29 juin 2022.