Manifestations sensorielles des urbanités contemporaines

ville de nuit

Première Partie

« Des mots se saisissent de la ville et l’amènent au visible » :
L’écriture de la ville dans C’était toute une vie de François Bon

Aude Laferrière – Université Jean Monnet de Saint-Étienne
Pierre Manen – Université Jean Monnet de Saint-Étienne

Résumé

Le roman C’était toute une vie conjugue étroitement deux thèmes : la ville (Lodève), que le narrateur parcourt et décrit, et l’écriture, à laquelle il invite les participants de l’atelier qu’il anime. Ces deux thèmes vont jusqu’à se fondre dans l’exercice d’écriture qu’il leur propose et qui pourrait être le projet du roman lui-même : « écrire de la ville ». Comme l’un des personnages qui dit être « un photographe sans appareil photo », François Bon développe une écriture souvent iconique (plans, objectivation, saisie diffractée, médiation par les arts), faisant une large place aux inscriptions (pancartes, affiches, etc.) : l’écriture habite la ville et la ville, l’écriture.

Abstract

The novel C’était tout une vie closely articulates two major themes: the city (Lodève), observed and described by the narrator, and the writing, to which the participants of his creative writing workshop are invited. These two themes go as far as merging in the suggested writing exercise which could be the aim of the novel itself: “writing about the city”. Like one of the characters who claims that he is “a photographer without a camera”, François Bon often develops an iconic writing (perspectives, objectivation, diffracted views, mediation of the city through art), giving space to inscriptions (signs, posters, etc.): writing is part of the city and the city is part of the writing.


“He’s poised on a hinge of perception, before the drop” : Ville et sensation(s) dans Saturday de Ian McEwan (2003).

Elsa Cavalié – Avignon Université

Résumé

Cet article s’intéresse au roman Saturday, publié par Ian McEwan en 2003. Il analyse la trajectoire géographique et sensorielle du protagoniste, Henry Perowne, afin de démontrer comment l’imminence de la guerre fragmente l’apparente cohérence de la perception de la métropole ressentie au début du roman. En effet, la rencontre personnelle avec la violence, sous la forme d’un accident automobile suivi d’une agression, déstabilise les perceptions sensorielles, créant tour à tour de la synesthésie et des hyperesthésies, et fait basculer le rapport de l’individu à Londres dans le règne de l’instabilité et de l’angoisse.

Abstract

months after Britain decided to join the US in their war in Iraq. It examines Henry Perowne’s (the protagonist of the novel) geographic and sensory trajectories through London, in order to show how the apparently coherent perception of the metropolis observed at the beginning of the novel progressively dissolves into fragmentation. Because of a personal, rather than historical encounter with violence – a car accident followed by a home invasion – Perowne’s perception(s) of the city gradually dislocate(s) into synaesthesia and hyperesthesia. Thus, the individual’s relationship to the city becomes instable and dominated by anxiety about the future.


La condition urbaine dans le Realismo Sucio de la Generación X en Espagne

Magali Vion – Université Grenoble Alpes

Résumé

Cet article montre que dans les romans de la Generación X, romans mettant en scène un réel éminemment urbain dans l’Espagne des années 1990, la construction littéraire de la condition urbaine est essentiellement portée par les personnages et repose dans une large mesure sur la sensorialité et la perception. Il permettra d’éclairer les principaux ressorts d’une écriture singulière de la ville, qui mobilise des stratégies narratives habituelles mais les dépasse aussi et façonne de nouvelles pratiques textuelles pour mieux dire et restituer une réalité et ses manifestations sensorielles.

Abstract

This paper shows that in Generación X novels – which stage an eminently urban reality in 1990s Spain – the literay construction of the urban condition relies to a large extent on the characters and their sensory experience and perceptions. This contribution sheds light on the main features of a singular writing of the city, which resorts to classical narrative strategies, but also goes beyond them and forges new textual practices to conjure up a particular reality and its sensory manifestations.


Perception(s) urbaine(s) et construction individuelle dans la Gérone de Las leyes de la frontera de J. Cercas (2012)

Emmanuelle Souvignet – Université Jean Monnet de Saint-Étienne

Résumé

De prime abord, la ville n’est pas le centre narratif du roman de Javier Cercas, Les lois de la frontière, publié en Espagne en 2012. Pourtant, elle est au cœur du processus identitaire des personnages et elle en constitue le cadre presque exclusif. L’analyse des modalités de perception de l’espace urbain par les personnages permet de comprendre la place et l’importance des sens dans la relation entre ville et individu. Entre perception objective et subjective, la ville constitue un facteur essentiel dans le parcours initiatique des personnages.

Abstract

At first sight, the city is not the main narrative element in Javier Cercas’s novel, Les lois de la frontière (2012), published in Spain. However, it is at the heart of the characters’ process of identification and represents its almost exclusive frame. The study of urban space perceptive modalities allows a deeper comprehension of the importance of the senses for the relationship between the city and the individual. Between objective and subjective perception, the city represents a key element for the understanding of the characters’ initiatory journey.


Sensations et mémoire du Caire européen
Une soirée au Caire de Robert Solé et Héliopolis film d’Ahmad Abdallah

Salma Mobarak – Université du Caire

Résumé

Dans le cadre des rapports étroits qu’entretiennent cinéma et littérature avec la ville, cette étude cherche à explorer une poétique sensorielle du Caire européen à partir d’une lecture croisée d’Une soirée au Caire, roman de Robert Solé (2010) et d’Héliopolis, film d’Ahmad Abdallah (2010). Le Caire européen y apparaît comme l’objet d’une quête poursuivie par le médium des sensations. L’étude se fonde sur l’interaction entre la sensorialité du corps et la matérialité du lieu urbain chargé d’un contenu historique, et sur les liens complexes entre sens, émotions et mémoire saisis par le biais de la fiction.

Abstract

This study seeks to explore – in the context of the close relationship between cinema and literature, and the city – a sensory poetic of European Cairo based on readings of Robert Solé’s A Night in Cairo (2010) and Heliopolis, a film by Ahmad Abdallah (2010). European Cairo appears as the object of a quest pursued through the medium of sensations. The study is based on the interaction between the sensory bodily perception and the materiality of the urban place charged with historical content, and on the complex links between sense, emotion and memory captured through fiction.


La perception des odeurs à Beijing ou le paradigme de la distance et de la distinction

Lou Sompairac – Université Côte d’Azur

Résumé

Les entretiens menés à Beijing auprès de jeunes adultes sur les odeurs perçues au quotidien révèlent une manière de vivre en société dans un environnement urbain. Associée à la pollution étouffante et à la promiscuité dans les transports, l’odeur apparaît comme une agression supplémentaire aux nuisances de la ville et perturbe les interactions. La distance observée entre les corps et les odeurs fait naître un désir de distinction. Certains lieux sont valorisés olfactivement (le shopping mall) quand d’autres sont méprisés (le métro). Ces modalités sensorielles dans l’espace urbain nous ouvrent les portes d’un imaginaire, d’un monde de pratiques sensorielles et de ses transmissions implicites.

Abstract

The interviews conducted in Beijing with young adults on everyday smells reveal a way of living in society in an urban environment. Associated with suffocating pollution and crowding in transport, odour appears as an additional aggression to the city’s nuisances and disrupts interactions. The distance observed between bodies and smells gives rise to a desire for distinction. Some places are valued olfactively (shopping malls) while others are despised (the metro). These sensory modalities in urban space open the doors to an imaginary world of practices and transmissions.


Deuxième Partie
La ville reconstituée


Bruisser, carillonner, tintinnabuler, retentir, bourdonner, mugir… Comment sonnaient nos villes d’antan ?

Mylène Pardoen – CNRS

Imaginer comment bruissait une ville ! En ces quelques mots, tout est dit : c’est l’imaginaire qui prend le dessus. Et cette restitution, qui vient souvent appuyer, compléter les scénarios de films historiques fait plutôt pencher la balance du côté de l’art. De plus, restituer des ambiances sonores, ce n’est pas seulement utiliser les technologies d’aujourd’hui pour faire entendre ce passé, mais c’est également comprendre ces codes et ces sémiologies du passé. Pour y répondre, il faut s’appuyer sur l’archéologie du paysage sonore – ou plus exactement des ambiances sonores une toute autre discipline. Certes elle se situe aux confins de l’art et de la science, mais la part scientifique – ses méthodologies, sa rigueur, entre autres – forment un cadre très contraint ne laissant place à « l’imagination » que pour la toute dernière étape : celle qui s’appuie sur l’hétérographie, là où l’archéologue devient scénographe pour les oreilles.

To imagine what a city sounded like! Those few words say it all: the imagination takes over. This auditory restitution, often used to reinforce or complete historical-film scenarios is more art- than science-oriented. What is more, the restitution of sound atmospheres does not only depend on today’s technologies but also on an understanding the codes and semiologies of the past. To tackle this issue, the recourse to an archeology of sound landscapes, or more exactly of sound atmospheres – quite a different subject – is necessary. If such a restitution appears half-way between art and science, the scientific element, namely methodology, rigour, amongst others, create a strict framework which gives space to the imagination only during the last step, the one which depends on heterography, when the archaeologist becomes a stage director for the ears.


Saint-Étienne : accent, perceptions, représentations

Olivier Glain – Université Jean Monnet de Saint-Étienne

Cet article se propose d’étudier l’accent stéphanois contemporain en recensant les prononciations spécifiques de la ville de Saint-Étienne, deuxième ville la plus peuplée de la région Auvergne Rhône-Alpes. Il décrit tout d’abord les caractéristiques phonologiques et phonétiques de variété stéphanoise, ainsi que la variation sociolinguistique inhérente à celle-ci. Les analyses proposées s’appuient sur une enquête de terrain menée en 2016 et 2017 dans le cadre de la méthodologie labovienne des études sociolinguistiques. Nous abordons ensuite la question des représentations associées à l’accent de Saint-Étienne, à la fois chez les locuteurs locaux et chez les non-stéphanois. Ces représentations sont à l’origine d’attitudes, parfois positives mais souvent négatives, envers l’accent local. Enfin, nous montrons que l’utilisation de l’accent stéphanois peut être un moyen d’affirmer une identité en lien avec une communauté urbaine en partie réelle et en partie imaginée.

This article focuses on the contemporary Stéphanois accent, i.e. the specific pronunciations that are used in Saint-Étienne, the second largest city in the French region known as Auvergne Rhône-Alpes. First, the specific phonological and phonetic forms of Saint-Étienne are described, with a specific focus on sociolinguistic variation. The analyses are based on a field study conducted in 2016 and 2017 according to traditional Labovian methodology. From the actual set of pronunciations, we then move on to the various representations of the accent and the ensuing attitudes towards the Stéphanois accent and its speakers. These representations are more often negative than positive. The perspectives are those of both Stéphanois and non-Stéphanois speakers. Finally, I show that the use of a Stéphanois accent sometimes partakes of the construction of a collective urban identity through a common imaginary.


Sentir la ville : Budapest au prisme de ses métaphores

Zoltán Kövecses – Eötvös Loránd University, Budapest

Cette contribution s’appuie sur la théorie des métaphores conceptuelles telle que la développent Lakoff et Johnson (1980) ou Kövecses (2010) et porte sur la façon dont les touristes anglophones perçoivent Budapest et conceptualisent leur expérience. Elle se fonde sur leurs commentaires déposés sur la Toile et s’intéresse aux modalités sensorielles convoquées, ainsi qu’à la façon dont les sensations sont représentées. Diverses métaphores entrent en jeu, telles que LES CAUSES SONT DES FORCES, LE CONTRÔLE EST EN HAUT ou encore LA VILLE EST UNE PERSONNE. Cet article étudie comment ces métaphores sont mises en œuvre et permettent à des impressions contradictoires de cohabiter aux yeux des touristes.

This contribution is based on conceptual metaphor theory as developed by Lakoff and Johnson (1980) or Kövecses (2010), and deals with how English-speaking tourists perceive Budapest and conceptualize their experience. It analyzes their comments on the Internet and focuses on the sensory modalities referred to and on how sensations are represented. Various metaphors are resorted to, such as CAUSES ARE FORCES, CONTROL IS UP or BUDAPEST IS A PERSON. This paper shows that those metaphors underlie the tourists’ records of their experience and that they made it possible for contradictory impressions to be expressed.


« Construction biographique » de la ville dans les documentaires rock

Charles Bonnot – Université Sorbonne-Nouvelle

Les villes occupent une place centrale dans les récits de vie construits au sein des documentaires consacrés aux musiciens rock. La « construction biographique » de l’espace urbain (Delory-Momberger, 2009) permet d’incarner les étapes de ces projets biographiques filmiques, depuis l’origine des artistes jusqu’aux affres de la célébrité en passant par les ruptures spatiales et symboliques menant de l’une à l’autre. L’influence de la ville sur la production musicale est aussi un objet de discours dans ces films qui articulent des boucles temporelles et réflexives.

Cities are an essential element of the life stories constructed in rockumentaries. The “biographic construction” of urban space (Delory-Momberger, 2009) offers an incarnation of the successive steps of these filmic biographical projects, from the origins of the artists to the difficulties of fame, through the various spatial and symbolic ruptures leading from the former to the latter. The influence of a given city on musical production is also at stake in these films in which temporal and reflexive loops are intertwined.


Troisième Partie
La ville réappropriée


Arakawa & Gins : L’architecture-sensorium ou comment bien tomber

Marie-Dominique Garnier – Université de Paris 8

Cette recherche vise à présenter les travaux de Shusaku Arakawa et de Madeline Gins à partir de leur élaboration commune de nouveaux concepts-seuil tels que le « corps architectural », le « site de contact », ou « l’organisme qui personne ». Dans l’environnement urbain ou l’habitat-haptique qu’il et elle développent au fil de projets aboutis ou restés à l’état de projet (comme l’île de la destinée réversible à Fukuoka en 2003 dans la baie de Tokyo), il s’agit de rendre la ville à la « vie » et au viable, de la rendre expérimentable via les corps, corps non dominés par le « prisme » de l’opticité. C’est la marche, le pas, la main tactile et la possibilité de la chute qui commandent en partie la nouvelle philosophie ou villosophie proposée, où ce qui est « viable » est affaire de « via » c’est-à-dire de rapport au parcours, au passage, à l’échelle, à la chute, à l’articulation et aux réarticulations (de l’espace physique et linguistique).

This research is interested in the works of Shusaku Arakawa and Madeline Gins, starting from their common elaboration of innovative threshold concepts such as “the architectural body”, the “landing site” or “the organism that persons”. Whether in the urban environment or in the haptic homes developed in the form of realized or unrealized projects (such as the Isle of Reversible Destiny in Fukuoka, in 2003, in Tokyo Bay), their proposition is to reinject life and viability in cities, to return cities to bodies – bodies free from the dominant prism of opticity. Through walking, step-taking, tactility and the mishap of the fall, a new urban philosophy is put forward, in which viability implies a “via”: a reconnection to paths and passages, to scales, walking and falling, articulation and re-articulation (of space, both physical and linguistic).


« Communs » sensibles et sensibilités en commun dans l’espace public

Silvana Segapeli – ENSASE

Le contexte dans lequel se situe cette réflexion est celui des espaces publics conçus comme entités urbaines à l’origine des processus de régénération. En ce sens, une hypothèse émerge et se définit par la conviction que ces espaces sont à prendre en compte comme des champs de réactivation citoyenne, véritables laboratoires qui préparent et déploient les figures sensibles de la « convivialité avancée » (Caillé, 2011) et de la citoyenneté active. Il s’agit ici, d’une part d’une réflexion de caractère général sur la nécessité d’une reprise en main des biens communs à cogérer par des approches sensibles et des nouvelles (ou renouvelées) figures spatiales et, d’autre part, d’un travail situé, qui vise à rendre compte du processus de régénération de la ville de Turin à travers la texture morcelée d’une cartographie des nouvelles formes de gouvernance, ce qui interroge la place du sensible dans notre société marchande.

The context in which this analysis takes place is the assumption that the public space is designed as an urban entity giving way to a regeneration process. In that sense, one hypothesis emerges and assumes that this space is to be considered as a reactivation field of citizenship, a real lab which foregrounds and deploys the sensitive figures of the « advanced conviviality » (Caillé, 2011) and of the active citizenship. On the one hand, it deals with a general reflection on the necessity of a reapropriation of the common properties to be co-administrated by sensitive approaches and new (or renewed) spatial figures and, on the other hand, a situated work which aims to illustrate the regeneration process of Turin through the scattered texture of a mapping of new governing forms, which questions the existence of the sensitive space in our liberal environment.


Aménager la ville par les sens : l’exemple des projets art / tram

Belinda Redondo – Université Paris Est Marne la Vallée

La globalisation des villes contemporaines a conduit à l’avènement d’espaces urbains aussi disparates que normés. Face à une ville désarticulée et vidée de ses sens, nous assistons à un retour en force de l’urbanité. Elle s’accompagne d’une lecture sensible des villes à laquelle les projets partenariaux art/tram entendent pleinement participer, par la promotion expérientielle et sensible des lieux. Dès lors, comment se traduit et se manifeste cette approche sensible dans la conception des villes de demain ? En quoi ces projets art/tramway participent-ils à l’avènement d’une ville sensible ? À partir d’une analyse des projets art/tram, nous étudierons les différentes expressions du sensible et relectures des usages urbains dans cette production d’une ville sensorielle.

The globalization of contemporary cities has led to the advent of varied yet normed urban areasIn the face of dislocated and disembodied cities, one witnesses a resurgence of urbanity, followed by a new sensitive reading of cities to which art/tram parternship projects intend to participate fully through the promoting of an experiential and sensitive approach of spaces. But how is this sensory approach expressed and used in the conception of tomorrow’s cities? To what extent do art/tram projects take part in the advent of a sensitive city? Through the analysis of those projects, this paper analyzes the different expressions of the sensitive and the various reinterpretations of urban practices in the sensitive production of contemporary cities.


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